Une recension de l’Abécédaire

par Didier Smal sur le site « La Cause littéraire« 

Abécédaire, Mots et rites d’ailleurs, Tobie Nathan, Folio Essais, mars 2023, 178 pages, 7,50 € Edition: Folio (Gallimard)

 » Tant romancier qu’essayiste, Tobie Nathan se reconnaît comme maître Georges Devereux (1908-1985), l’un des premiers à avoir entremêlé l’anthropologie et la psychanalyse, sortant ainsi l’Homme de ses méandres mentaux individuels et l’invitant à se confronter à la société dans laquelle il vit pour se comprendre – vision brève, trop brève. Enfin, Georges Devereux… Plutôt « Georges, Gyorgyi, Devereux, Dobó, Weismayer… », comme l’apprit Nathan après une enquête menée dans les archives de la désormais réduite communauté juive de la ville de Lugos, en Hongrie. C’est tout le sens des chroniques précédemment publiées dans Psychologie Magazine et ici réunies, plus détaillées, dans le présent volume : rendre aux mots leurs sens (car oui, certains en ont plusieurs), leurs poids existentiels aurait-on envie de dire.

En vingt-six articles, Nathan propose un voyage autour du monde, du Canada aux Philippines, de la Nouvelle-Guinée au Moyen-Orient, à ceci près que ce voyage semble bien peu exotique : s’il y est question de l’étranger (dans le bel article « Xenos », qui revient sur le double sens de ce mot dans l’Odyssée), ce serait l’étranger que nous portons en nous – car souvent Nathan se montre ironique, nous renvoie à nous-mêmes alors que nous pensons que c’est l’autre qui est différent : ainsi lorsqu’il évoque le « Vaudou », il conclut sur cette question piégée : « Et vous, vos fétiches, est-ce vous qui les fabriquez ou vous sont-ils directement donnés par vos dieux ? ».

Remises en question (en particulier de la pensée de Lévi-Strauss, mais aussi de notions qui semblent pourtant évidentes, telles que l’inceste qui serait un tabou culturel généralisé – alors que la Perse et l’Égypte antiques, de même que certaines sociétés contemporaines, non seulement le pratiquent mais le prônent – article « Œdipe »), interrogations fines sur la valence exacte des mots et des concepts qu’ils recouvrent, tout cela parcourt un essai qui, au fond, va tout à fait à l’encontre de l’époque actuelle. À un appauvrissement linguistique global (entre l’« anglais d’aéroport » et un lexique usuel qui se réduit comme peau de chagrin, le constat est aussi affligeant qu’irrévocable), Nathan oppose une réflexion sur des mots, et donc sur les mots, ceux dont nous nous servons chaque jour.

Il démontre que, contrairement à ce que croient les athées congénitaux persuadés du contenu de la Bible sans jamais l’avoir ouverte, Dieu a bel et bien fait une offrande aux hommes en les dispersant sur toute la face de la terre et en confondant leur langage : Il les a empêchés de devenir les briques d’une tour-société sans âme, sans différences. Il les a rendus à la multiplicité.

Cette multiplicité, Nathan, qui a beaucoup voyagé et donc rencontré, la met en évidence tant dans les mots que dans les réalités culturelles qu’ils désignent, se demandant ainsi si le concept de mariage ne gagnerait pas à être reconsidéré à l’aune des mœurs mohaves (« Yamomk »), ou quel est le statut véritable d’une plante lorsqu’elle passe d’une culture à l’autre, d’un « véhicule vers Dieu » à une « drogue » (« Khat »).

Pour autant, foin d’un quelconque relativisme ou d’un triste dogmatisme : Nathan, avec une érudition aussi accessible que plaisante à lire, propose juste de réfléchir aux mots dans leurs rapports à la société qui les a vus naître et aux usages que pourraient en faire d’autres sociétés. Enfin, réfléchir… Non, plutôt se poser des questions : que dis-je au fond lorsque j’emploie tel mot ? Auden en avait fait un magnifique poème en prose, de cette interrogation : Quand j’écris je t’aime – et sa conclusion était qu’il n’était pas certain du sens exact de ces mots, mais que ça valait la peine de les employer.

Disons que Nathan serait probablement d’accord avec Auden sur le fond : tâchons de comprendre exactement ce que nous disons lorsque nous parlons de « Lilith » ou d’un être « Amok » (même si Stefan Zweig a déjà tenté de nous expliquer), ou du moins d’en approcher – pour nous rapprocher les uns des autres par la langue au moins. Comprenne qui pourra.

Didier Smal

Merci Didier Smal !

Une chronique dans Le Devoir

Logo_LeDevoirROMAN FRANÇAIS

Les identités voisines ne sont pas toujours meurtrières

21 novembre 2015 par Guylaine Massoutre

Photo: Joël Saget Agence France-Presse Professeur émérite à l’Université Paris VII, l’ethno-psychologue Tobie Nathan est né au Caire en 1948.

Photo: Joël Saget Agence France-Presse
Professeur émérite à l’Université Paris VII, l’ethno-psychologue Tobie Nathan est né au Caire en 1948.

…/… Professeur émérite à l’Université Paris VIII, l’ethno-psychologue Tobie Nathan est né au Caire en 1948. Auteur d’une vingtaine de titres, dont l’autobiographie Ethno-roman (Grasset), prix Femina 2012, il a critiqué Freud, a préféré le monde des guérisseurs, des marabouts, le pouvoir des fétiches et des croyances, pour comprendre rêves de vie et de mort.

De l’homme à l’écrivain

Tobie Nathan, Ce Pays qui te ressemble, Paris, Stock, 2015

Tobie Nathan, Ce Pays qui te ressemble, Paris, Stock, 2015

Cet écrivain truculent, juif croyant, a quitté l’Égypte, où son père était parfumeur, pour vivre en France en 1958. Naturalisé français en 1969, il a été diplomate au Burundi, en Israël et en Guinée-Conakry. Il parle arabe, bien entendu, et Catherine Clément l’a qualifié de « clinicien de génie ».

…/…

Là il situe son roman, Ce pays qui te ressemble. L’écriture est souple, orale, rythmée et fluide. Il débute au Caire en 1925, après le départ des Britanniques, sous la monarchie qui dure jusqu’en 1952, après la guerre israélo-arabe. Ç’aurait pu être une saga égyptienne remplie d’odeurs du désert et colorée par les moeurs près du Nil ; mais les hommes font les drames.

Rouge sang

 

Ce roman n’est pas un livre savant. On pense à Mendiants et Orgueilleux (Joëlle Losfeld, 1955) de cet Albert Cossery né au Caire en 1913 et mort à Paris en 2008. Sans la guerre, tous deux auraient été Égyptiens. À cause d’elle, ils sont devenus Français, auteurs d’oeuvres différentes. Cossery, au petit peuple arabe attachant ; Nathan, aux destins ravagés. Le racisme n’a pas toujours existé en Égypte. Mais les Frères musulmans l’y ont ramené.

Expertiser les experts

Jean Baechler  : La disqualification des experts (Hermann, 2012)

Jean Baechler : La disqualification des experts (Hermann, 2012)

Deux livres sont récemment parus, La disqualification des experts, de Jean Baechler (Hermann, 2012) et La démocratie des crédules, de Gerald Bronner (PUF, 2013). Une même plainte, qui monte d’assemblées de savants, d’académiciens, de scientifiques institués… quelque chose comme « nous sommes compétents, reconnus par nos pairs, comment peut-on remettre notre parole en question ? »

Naomi Oreskes, Eric M. Conway, Les marchands de doute

Naomi Oreskes, Eric M. Conway, Les marchands de doute

Avant cela, un livre terrible de Naomi Oreskes et d’Eric M. Conway, Les marchands de doute, avait raconté la corruption de certains experts, dans des affaires engageant la santé de centaines de millions de personnes, notamment sur la nocivité du tabac ou celle des pluies acides.

Alors, s’agit-il véritablement d’une perte de confiance dans la science ou plutôt de l’émergence de nouvelles exigences citoyennes ?

La première remarque, c’est l’étonnement devant le mot « confiance », qui revient sans cesse dans l’ouvrage de Baechler. Il y a un côté un peu dérisoire, de la part de ces universitaires, de ces « académiques », comme on dit dans les pays anglo-saxons — ceux là sont académiciens ou responsables à l’Institut Universitaire de France — de vouloir imposer la confiance par des arguments d’autorité. La perte de confiance se constate, s’analyse… On ne peut s’empêcher de penser aux premières pages du livre de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012),  où un professeur du Collège de France, se voit rétorquer par un groupe d’industriels : « Mais pourquoi faudrait-il vous croire, vous plus que les autres? » Latour s’attendait à ce que le professeur, un expert incontestable en climatologie, réponde qu’il ne s’agit pas de « croyance », mais de « faits ». Et il est stupéfait de l’entendre soupirer : « Si l’on n’a pas confiance dans l’institution scientifique, c’est très grave ».

Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence

Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence

Je suis frappé par le caractère « rétro » du livre de Baechler, qui semble s’adresser à des attardés englués dans leurs croyances ; des termes d’un autre temps, l’opposition entre ceux qui savent… penser, raisonner, expérimenter et ceux qui doivent se soumettre à l’autorité des connaissances. Alors que la question est bien celle de l’Institution scientifique, de son statut, de sa surface sociale, dans un monde globalisé.

La mise en cause des experts, sur des sujets sensibles, le climat, les OGM, les centrales nucléaires n’est pas tant la critique de leurs conclusions scientifiques, mais celle des questions posées. Si on pose la question dans les termes : « les OGM sont-ils dangereux pour la santé ? » La réponse est évidemment suspecte. Car ce n’est pas tant cette question précise qui importe mais le bouleversement écologique provoqué par d’énormes plantations d’OGM, les conséquences de l’utilisation des pesticides, l’effet du développement de ces cultures sur l’agriculture mondiale… Et là, je trouve les raisonnements développés dans ces livres extrêmement courts.

Isabelle Stengers, Une autre science est possible (La Découverte 2012)

Isabelle Stengers, Une autre science est possible (La Découverte 2012)

Il faudrait se référer à un autre livre qui vient de paraître, celui d’Isabelle Stengers, Une autre science est possible (La Découverte 2012), où elle développe, devant les mêmes problèmes, des propositions bien plus dynamiques que la réhabilitation impossible du statut des experts. Elle propose la création de « Jurys citoyens », qui verront défiler à leur barre les différents porte-parole, des êtres concernés par la création des OGM. Et là, on entre dans un débat d’une autre envergure.

Très étonné par le caractère étriqué des exemples abordés dans ce livre, qui ne concernent que les experts des sciences dites « dures » — qu’Isabelle Stengers appelle « sciences rapides ». Alors les autres, celles qu’on appellera dans ce cas, non pas molles, mais « lentes » — slow sciences — laissent apparaître de manière vive l’importance, non seulement des jurys citoyens, mais des associations d’usagers. Si l’on s’était contenté des rapports des seuls experts, par exemple dans la question de la prise en charge de l’autisme et que l’on avait envoyé promener les associations de parents d’enfants autistes, la question scientifique de l’autisme n’aurait jamais été posée. On voit apparaître le même type de problèmes aujourd’hui, dans ma discipline, la psychopathologie, avec le développement, aux USA, d’associations de malades qui s’opposent à l’administration des neuroleptiques, sachant ce qu’ils provoquent à 10 ans, 20 ans, 30 ans — des lésions cérébrales irréversibles.

Dernière remarque, enfin, à la lecture du livre de Naomi Oreskes et d’Erik Conway, Les marchands de doute, où l’on constate avec stupéfaction, que les experts peuvent être délibérément utilisés pour tromper le public. L’utilisation d’un savant de très haut niveau, comme Fred Seitz, dans l’écran de fumée (c’est le cas de le dire) mis en œuvre par les fabricants de cigarettes américains pour que le public ne prenne pas conscience de la nocivité du tabac en est un exemple spectaculaire. Un expert ne l’est pas seulement au regard de ses pairs, mais aussi à celui de la collectivité dont il engage la santé ou le bien-être. Là aussi, la proposition de jurys citoyens est évidemment la bienvenue.

Alors, expertiser les experts devient à l’évidence la question la plus urgente d’une démocratie en marche.

Pour écouter l’émission sur France Culture ici <—

Le théâtre documentaire est-il encore du théâtre ?

Les enjeux du théâtre documentaire

A partir de la pièce de Jean-Paul Wenzel, Tout un Homme, jouée au théâtre des Amandiers, à Nanterre [1]

Jean-Paul Wenzel

Jean-Paul Wenzel

1) La première question : documentaire, certainement, théâtre… est ce encore du théâtre ?… ou bien un exposé sur la vie des mineurs, immigrés maghrébins, de 1963 jusqu’à la fermeture des puits en 2004 ?

Car il s’agit d’un texte, par ailleurs publié aux éditions Autrement. Même un peu travesti en forme de récit, cela reste un texte tiré d’entretiens de recherche de type sociologique, réalisés par l’auteur, missionné par la région de Lorraine. Peut-être la mise en scène réalisée à Forbach était-elle plus dynamique, avec un plus grand nombre d’acteurs en scène, des musiques modernes, du rap, du slam… Mais celle qui est jouée à Nanterre donne plus l’impression d’un exposé didactique, d’un récit de vie d’immigrés débarquant tout droit de leur village pour descendre extraire le charbon dans les mines par 800 mètres de fond.

2) la problématique

Tout un homme… Le titre provient sans doute de la phrase qui conclut Les Mots de Sartre : « Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Si l’on en croit le titre, l’idée du texte est, bien sûr, de mettre en valeur « l’humanité » de ces travailleurs de l’obscurité, de parcourir la spécificité et, de ce fait, l’épaisseur de leur condition d’homme, de leur restituer une parole personnelle, authentique, jusqu’à atteindre la totalité de l’homme, donc tous les hommes.

Il me semble que cette entreprise est pour une part réussie et pour une autre discutable.

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3) Les réussites

Réussi le parcours, au travers de récits de vie auxquels on  s’accroche — le théâtre accroche toujours — le parcours de cette immigration incroyable de personnes débarquant tout droit du village. Double émigration, de la ville à la campagne, de l’Algérie ou du Maroc à la France… Mais aussi exil dans une autre langue (de cela, précisément, on en parle si peu), dans une autre culture, plongés dans une autre religion, aussi…

Réussie aussi, la compréhension de la stratégie des houillères, de trouver des ouvriers, des agriculteurs, que l’on imagine frustes, durs à la tâche, dociles parce qu’effrayés, de leur donner des salaires qui leur semblent gigantesques à l’aune des revenus possibles dans leur village, tout en grattant au maximum sur les avantages que l’employeur aurait dû concéder s’il s’était agi de travailleurs français.

Réussie enfin, la fiction d’une vie de famille, décrite à la Zola, avec une femme aimante, douce et fidèle, un mari courageux, solidaire et un peu naïf, des enfants apeurés mais respecteux… On y croit presque…

Assez réussi, la description des événements en forme de destin, non pas que les Musulmans vivent sous la domination du Mektoub, mais du fait que l’émigration est pour une grand part un coup de dé où l’on a plus de chance de savoir ce qui va arriver en interrogeant les cartes plutôt qu’en faisant de la prospective.

À ce sujet, j’ai été impressionné par la scène, sans doute vraie, de Ahmed demandant à son ami de le remplacer le lendemain — et c’est ce lendemain qu’a lieu ce coup de grisou qui emportera cet ami. Ça aurait pu être lui, mais ce fut l’autre… Tout un homme ; n’importe qui…

4) un peu moins…

Moins réussi en revanche le parcours de la spécificité. Ce sont des immigrés maghrébins, bien sûr, mais pas issus de n’importe où. Le premier, Ahmed, Kabyle, manifestement de grande Kabylie puisqu’il se lamente dans la nostalgie de son Djurdjura, une minorité par conséquent. On sait l’implication des Kabyles dans le déclenchement de l’insurrection en 54 et leur progressive éviction des leviers de commande. Alors, lorsqu’arrive l’indépendance, le départ de beaucoup d’entre eux… Dans la pièce représentée, nous avons un personnage entier, Algérien, militant du FLN, adhérent à la CGT. Personnage improbable, mais la réalité est bien plus riche que l’imagination.

De même, dans la seconde pièce, Saïd est un berbère, qui parle le tamazight, à nouveau une minorité en conflit dans son propre pays. On aurait aimé une plongée plus réaliste dans ces univers complexes, extrêmement riches des Kabyles ou des Berbères marocains, dans leur opposition millénaire aux envahisseurs, arabes, turcs, français… Une profondeur historique, si on veut. Tout un homme, ce sont aussi ses ancêtres.

La question de la religion est à peine ébauchée. Kabyles et Berbères proviennent de régions islamisées, bien sûr, mais il s’agit d’un islam ancien, de tradition soufie, de culture maraboutique, solidement appuyé sur le culte des saints, des marabouts… Le vrai choc provient de la confrontation progressive à un islam d’une autre nature qu’ils rencontreront d’abord en France, puis dans leur propre pays, en ce qui concerne l’Algérie et enfin par l’entremise de leurs propres enfants.

Jean-Paul Wenzel, Tout un homme, Autrement, 2011

Jean-Paul Wenzel, Tout un homme, Autrement, 2011

Je sais bien, enfin, qu’il s’agit de cas individuels, singuliers… J’en ai vu des centaines, de ces travailleurs immigrés, mais cette espèce de sérénité familiale, cette cohésion solidaire entre collègues, cette conscience politique type CGT, je dois dire que je n’en ai jamais rencontré. Je ne prétends pas qu’elle n’existe pas… mais enfin, elle n’a certainement pas dû être la règle.

Le premier conflit que rencontrent les immigrés, c’est avec les institutions. Pour eux, la France, c’est les institutions. L’école qui leur fait des histoires à propos des enfants, la médecine, ensuite, et tout particulièrement pour les mineurs chez qui, il arrivait si souvent des accidents puis des traumatismes qui, quelquefois se chronicisaient sous forme de névroses traumatiques. Le rapport à la sécurité sociale, ensuite, aux allocations familiales. C’est dans ces rencontres que les problèmes se sont posés. C’est là qu’ils se posent encore.

La langue ensuite. Les personnages de la pièce sont des francophones parfaits. On dirait des seconde, voire des troisième génération. Or, et c’est sans doute le plus grand reproche que je ferai au texte, cette situation est impossible. Ils viennent du village. Ils parlent kabyle ou tamazight — et pas arabe ! En Loraine, ils vivent dans des villages culturellement homogènes. Leurs collègues proviennent de la même région, parfois du même village. Ils continuent à parler dans leur langue maternelle. Les femmes s’occupent de la maison et des enfants ; elles sortent peu. Elles sont encore moins francophones. L’un des plus grands exils est celui de la langue. Ils s’en plaignent…

Et le plus grand problème que rencontrent les immigrés, ce sont leurs enfants. Ils grandissent auprès d’eux. Un jour, ils les regardent et comprennent qu’entre eux, il y a si peu en commun. Ni la langue, ni les valeurs, ni les croyances… L’un m’a dit un jour : « j’ai brisé la chaine… celle qui me reliait aux ancêtres depuis des générations et des générations… »

Or, la pièce nous donne à voir des personnages qui semblent factices tant ils sont sans aspérités — le seul problème provenant de leur employeur, les houillères…

C’est un peu dommage. On en aurait souhaité davantage pour s’approcher de tout un homme…

TN

On peut réécouter l’émission ici <—

et consulter le site de la production ici <—


[1] Tout un homme 

 

Texte et mise en scène de Jean-Paul Wenzel

du 15 novembre au 9 décembre 2012 Théâtre Nanterre-Amandiers.

Le spectacle est l’adaptation théâtrale du récit Tout un homme de Jean-Paul Wenzel, paru en Janvier 2011 aux Editions Autrement (collection Littérature)

avec : Hovnatan Avédikian, Fabila Belkebla, Mounya Boudiaf, David Geselson, Hammou Graïa, et les musiciens Hassan Abd Alrahman et Jean-Pierre Rudolph

adaptation du récit : Arlette Namiand

costumes : Cissou Winling, lumières : Philippe Tivillier et Vassili Bertrand, son : Philippe Tivillier, assistante à la mise en scène : Charlotte Lagrange

Production : Dorénavant Cie, conventionnée par la DRAC et la Région Ile de France

Co-production : Le Carreau, Scène Nationale de Forbach, Le Théâtre Nanterre Amandiers, Théâtre Ici et Là, Mancieulles (54)

 

La dictature par le viol

à propos du livre d’Annick Cojean, Les proies. Dans le harem de Kadhafi.

Un témoignage hallucinant — et pourtant, c’est comme si tout le monde le savait… une sorte de coup de poing dans l’estomac — en fait un grand coup de gueule d’une journaliste du Monde, Annick Cojean. Un livre militant aussi, pour la cause des femmes, non pas seulement ici, en Europe, en Amérique, mais là bas, en Afrique, en Libye…

Kadhafi, le guide libyen, gouvernait par le sexe — plus précisément par le viol. On savait le dictateur pour le moins dérangé. Son apparence de toxicomane, ses déclarations de psychopathe, contre les occidentaux, contre tel ou tel chef d’Etat, son implication dans les attentats terroristes, dans les mauvaises guerres et les massacres, au Mali, au Tchad, en Guinée, au Congo, au Liberia, en Centrafrique… ça se voyait ! Comme le nez au milieu de la figure… Mais une folie sexuelle en liberté à l’échelle d’une nation et même à celle d’un continent, on reste éberlué.

Où l’on apprend qu’il fallait à Kadhafi quatre nouvelles jeunes filles par jour, à peine pubères, vierges évidemment. Il envoyait ses sbires les chercher dans les écoles, par dizaines, par centaines, sans doute plus encore. Il les enfermait, les préparait, par la violence, jusqu’à ce qu’elles se soumettent à ses désirs — à tous ses désirs. Il les contraignait à porter des vêtements sex, des strings, des nuisettes de soie, à visionner des cassettes porno, à danser devant lui ; il les droguait, aussi, au haschich, à la cocaïne. Quant à l’acte sexuel, ce n’était que violence. Il les battait, les humiliait, les violait, urinait sur leur corps endolori.

Annick Cojean

On pourrait croire que ce n’était là que le comportement d’un pervers dont les fantasmes avaient trouvé un débouché dans le réel grâce à l’argent qui coulait à flots et au pouvoir qu’il exerçait sans contrôle. Mais il y a bien plus que cela ! Les viols quotidiens de Kadhafi durant des décennies avaient pour but de terroriser la population. Le peuple savait plus ou moins ce qui se passait à Bab-al-Azizia, le QG du guide… Alors, de peur des représailles, des familles, des tribus entières ont fui le pays.

Les viols quotidiens de Khadafi n’étaient pas seulement l’expression des fantaisies perverses d’un homme ; ils étaient devenus un mode d’installation de la terreur et par conséquent de pérennisation du pouvoir. Car le l’un des processus essentiels qui permettent aux dictatures de perdurer des décennies est l’établissement des complicités. Les matrones, celles qui préparaient les filles, devenaient complices, les filles violées, si elles parvenaient à survivre, finissaient par devenir complices à leur tour. Le système entier se faisait complice par la distribution de privilèges, petits et grands, aux uns ou aux autres. Le second mécanisme est l’humiliation qui tient les victimes et leurs familles par la honte, les empêchant de révéler les secrets gens, les rendant complices à leur tour.

Kadhafi a peut-être été le premier à ériger le viol en mode de gouvernement — un gouvernement par la terreur, bien sûr ! Il violait les jeunes filles, mais aussi des jeunes gens et même ses propres ministres. Lorsque l’insurrection a commencé à prendre en Libye, le mot d’ordre du « guide » à ses partisans était : « Violez-les d’abord, violez les toutes, les jeunes, les vieilles, les fillettes, … Ensuite, tuez-les. » De Dubaï arrivaient des containers entiers pleins de Viagra… Les rebelles recevaient des vidéos de viol sur leurs portables avec la menace explicite : « Voilà ce qui attend vos femmes et vos filles »…

Kadhafi a fait des émules. J’étais à Conakry le 28 septembre 2009 lorsque les « bérets rouges » de Moussa Dadis Camara ont enfermé les manifestants dans le stade, puis ont ouvert le feu sur la foule. Ils ont ensuite systématiquement violé les femmes présentes. Là aussi, un mot d’ordre semble avoir été explicitement donné puisqu’elles ont été systématiquement violées… Il y a eu ce jour là près de 200 morts, 2000 blessés et plus de 150 femmes violées. Là aussi, le Viagra avait été distribué aux soudards, en plus de l’alcool. Jusqu’à ce jour, les responsables n’ont pas été jugés ; n’ont même pas été inquiétés…

Certains lecteurs attentifs du livre ont mis en cause la fiabilité des témoignages des victimes, comme par exemple Luc Rosenzweig, dans un article du causeur (http://www.causeur.fr/le-monde-et-l’esclave-sexuelle-de-kadhafi,13255)

Quoiqu’il en soit, l’analyse du système reste entière. À suivre…

On peut réécouter l’émission sur France Culture ici <—

TN

« des mémoires divinement peu egotiques »

par Yael sur le blog « toute la culture » :

 

Ethno-roman : Tobie Nathan livre des mémoires divinement peu egotiques

 

L’ethno-psychiatre et écrivain (voir notre critique du roman Qui a Tué Arlozorov?) Tobie Nathan livre chez Grasset un récit joyeux et en pointillés de sa vie. Un livre plein de joie, de portraits réussis d’intellectuels des années 1970 et une défense très personnelle mais jamais égotique de l’ethnopsychiatrie, discipline qui fait appel à l’ethnologie et qui interroge le milieu culturel des sujets pour mieux engager  le processus de thérapie. Sortie le 12 septembre 2012.

Né dans une famille juive et de culture déjà marxiste en Égypte après la Deuxième Guerre mondiale, Tobie Nathan est encore enfant quand ses parents doivent quitter précipitamment leur pays, qui expulse ses juifs. Il fait alors le parcours classique de l’immigré d’Afrique du Nord sans moyens financiers en France : cages à lapins de banlieues où sa famille s’entasse tandis-que son père tente de trouver de quoi faire bouillir la marmite. Situation de précarité de laquelle il ne garde pas un souvenir traumatisant… Il a exactement 20 ans en Mai 68 et lit Freud essai après essai sans pouvoir reprendre son souffle. Alors que l’inflexibilité de doctrines marxistes de certains camarades l’éloigne de toute velléité politique, il désire néanmoins compter pour son temps. C’est la rencontre avec l’anthropologue et psychanalyste, fondateur de l’ethnopsychanalyse qui change le cours de sa vie. Pendant dix ans, ce dernier le suit tandis-que Tobie Nathan rédige sa thèse. Une fois diplômé, il rompt bien malgré lui avec son maître aux affinités sautillantes et au caractère difficile pour créer un département d’ethnopsychiatrie à Bobigny, ville aux communautés  diverses qui est le lieu idéal pour tester les vertus de cette nouvelle discipline…

Avec beaucoup de joie d’écrire et de goût pour la vie, Tobie Nathan livre des mémoires à la fois conventionnels (sa trajectoire de vie) et originaux : la vocation d’ethnopsychiatre de cet intellectuel, le pousse à préférer se décrire évoluant au sein de sa famille juive ou dans le milieu de la psychiatrie française des années 1970, plutôt que de livrer un exercice égotique de success-story personnelle. le résultat livre  des clés intéressantes pour comprendre l’homme mais aussi les milieux qui l’ont forgé. Se risquant par exemple  à défendre le communautarisme de certains noyaux d’immigrés comme les juifs Égyptiens qui s’entraidaient « entre-eux » à l’arrivée de nouveaux venus en France est courageuse à l’heure où de tels « enfermements » dans la communauté sont décriés de toutes parts. Plus qu’une histoire éducation intellectuelle et sentimentale, le livre est donc une défense philosophique et humaine de la discipline que Tobie Nathan a contribué à forger. Si bien que le texte est lardé d’épisodes cliniques, qui ont pour originalité d’être aussi des fragments de voyages, puisque l’ethnopsychiatre est aussi ethnologue et est allé rencontrer ses patients un peu partout dans le monde.

Tobie Nathan, Ethno-roman, Grasset, 382 P., 19.50 euros. Sortie le 12 septembre 2012.

« Mais certains adultes- je crois que c’étaient les plus mûrs et les plus accomplis- organisaient leur univers pour nier l’exil. elle, je la reconnais comme mon double en nostalgie.Nous l’appelions « la tante G. », parce qu’elle était réellement la tante de l’un d’entre-nous. Elle avait décidé de vivre en France comme elle vivait au Caire, une vie de discussions perpétuelles autour d’un whisky en tapant le carton. la journée, elle s’occupait tant bien que mal de sa maison et de ses trois enfants. mais quand arrivait le soir, c’est alors que commençait la vraie vie. Un taxi venait la chercher pour la conduire au casino d’Enghien. Elle y retrouvait d’autres Egyptiennes, comme elle, mais aussi des Algériennes et des Tunisiennes. Elle y passait la nuit entière, rentrant à l’aube, le visage et les vêtements fripés, quelquefois reconduite par un galant occasionnel. Pour supporter la situation, son mari faisait taxi de nuit. » pp. 277-278.

publié le 24 septembre 2012 Par yael – categories : Littérature, Rentrée litteraire 2012

La Vierge, les Coptes et lui…

La Vierge, les Coptes et moi

Un film très original de Namir Abdel Masseeh — un film rare ! —, le premier long-métrage d’une jeune cinéaste français, d’origine égyptienne, âgé de moins de 30 ans. Le film est l’autodescription d’une œuvre en train de se faire, par son auteur, qui joue son propre rôle, avec un humour contenu. À la fois le film d’un jeune homme, mais déjà celui d’un virtuose de la réflexion, pour autant que la réflexion est bien la captation d’un reflet.

La vérité… Le réalisateur est un jeune homme, fils d’immigrés égyptiens coptes, ayant quitté l’Égypte en 1973. Il a étudié le cinéma, diplômé de la Fémis, probablement aussi l’ethnologie. Son film, un mélange de Woody Allen et de Jean Rouch est sidérant de vérité. Or, le cinéma, de sa nature-même, est une fiction. Le seul fait de s’installer dans une salle de cinéma, c’est comme si on entendait avant le début du film : « il était une fois… » Et là, eh bien non ! Ce n’est pas une histoire, mais la vérité ! La vérité autobiographique des galères du jeune Namir pour réaliser son film, ses démêlés avec son producteur, ses disputes quasi amoureuses avec sa mère qui joue sa mère, quelques échanges sur l’histoire de l’Égypte avec son père, qui joue son père, ses discussions avec des Égyptiens qui lui disent que son film est impossible, qui sont de vrais Égyptiens rencontrés au Caire, qui lui ont vraiment dit, etc… Et enfin le tournage, au sein de sa famille d’origine, que joue sa famille d’origine, dans un village proche d’Assiout, dans le sud de l’Égypte, qui est son village d’origine …

Les ethnologues ont réalisé de tels films — Jean Rouch le premier, mais bien d’autres par la suite, qui ont filmé les populations qu’ils allaient visiter, puis leur montraient les images et les filmaient en train de regarder ces images. Le film de Namir est plus fort encore. Ce sont les populations elles-mêmes qui jouent et sont filmées en train de jouer leur propre rôle, hésitations et trucages compris. Alors, c’est La Nuit Américaine de Truffaut poussée à l’extrême, qui fait rire, bien sûr, et inquiète tout à la fois. Tellement vrai qu’il en est faux, selon le mot de Platon : si vous vous voulez qu’on ne vous croit pas, dîtes la vérité.

Le réalisateur, Namir Abdel Masseh et sa famille, son père, sa mère, sa soeur, qui sont aussi ses acteurs

Les Coptes… Alors, bien sûr, il y a une description fine, tendre et pleine d’auto-dérision des Coptes d’Égypte, comme toutes les populations de ce pays, toutes virtuoses en plaisanteries ; de ce village d’Assiout, qui semble figé dans un passé lointain, où l’on entend un chauffeur de taxi rappeler que l’Égypte est la mère des nations… Et que celui qui a goûté l’eau du Nil ne peut rien faire que d’y revenir.

Bien sûr qu’il s’agit d’un film politique, les Coptes étant victimes d’un nettoyage ethnique, avant tout « statistique » — les autorités les faisant disparaître des chiffres pour les convaincre qu’ils sont une minorité, beaucoup plus minoritaire qu’ils ne le pensent…

Revenir… C’est aussi un film sur le retour. Retour des « seconde génération », qui appartiennent au pays d’origine d’une tout autre façon que leurs parents, qui ressentent comme l’appel des racines et qui ne parviennent à s’en saisir. L’autobiographie prend à cet endroit un tour franchement psychanalytique. L’enfant Namir, placé chez sa tante, dans ce village d’Assiout, durant sa petite enfance, alors que ses parents tentaient de s’intégrer en France, n’ayant de relation avec sa mère que cette photographie qu’on revoit sans cesse dans le film. Celle de sa mère perdue sur un mur, sa mère en icône, comme la Vierge, sa mère retrouvée, aussi, lorsqu’il la rejoint en France, sa mère qui se chamaille sans cesse avec lui et avec laquelle il forme un couple heureux et créatif.

L’apparition de la Vierge sur fond de minarets

Les apparitions de la Vierge… Mais c’est aussi – et même avant tout ! — un film sur la Vierge et ses apparitions. La Vierge apparaît parfois dans des lieux chargés, dans des moments de tension. Ainsi, est-elle apparue à Zeïtoun, dans les environs du Caire, en 1968, après la terrible défaite de 67, comme elle apparaîtra à Medjugorje, en Yougoslavie, en 1981, peu de temps après la mort de Tito. Elisabeth Claverie a consacré un très beau livre aux apparitions yougoslaves, Les Guerres de la Vierge, où elle montre comment les hommes voient surtout la Vierge dans les yeux de ceux qui l’ont vue. Et c’est ce qui arrive aux spectateurs du film qui voient les habitants du village jouer l’ébahissement, puis le ravissement en regardant le ciel.

Un livre est sorti il y a peu de temps, Salut Marie, d’Antoine Senanque, neurologue et écrivain. Un beau livre, drôle, plein d’auto-dérision, lui aussi, mais un livre de croyant. Jouer à voir la Vierge, c’est sans doute la façon moderne de la voir parce que, si on la voyait vraiment, et qu’on la filmait et qu’il serait établi qu’elle est bien apparue, qu’est-ce que ça ferait ? Un buzz sur internet durant 15 jours et puis… plus rien ! La dérision est sans doute la seule façon de laisser durer l’apparition.

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TN

dans la Libre Be

dans La Libre Belgique du 10 septembre 2012

Un “Ethno-Roman” d’une lumineuse intelligence humaine.

Extrait :

Toujours soucieux et respectueux de la thématique identitaire, l’intellectuel remonte volontiers à ses racines rabbiniques. Mais en prenant quelques distances avec la prière contrainte – aimer Dieu, oui; le craindre, non. Il postule de surcroît qu’on ne naît pas religieux, la foi ne pouvant guère affleurer qu’au fil d’un long cheminement. C’est une fière leçon que nous administre ce grand ambassadeur de l’ethnopsychiatrie, dans un livre enluminé, d’une chaude humanité, peuplé de grands esprits, y compris ceux des morts qui continuent de planer au-dessus de nous.

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L’avenir des origines

à partir du livre de Jean-François Dortier, L’homme, cet étrange animal, paru aux éditions des Sciences Humaines en juin 2012

La question des origines qui passionne chacun depuis l’enfance est-elle une vraie question ? Eh bien, elle tend à le devenir et on sent, à la lecture de ce livre,  qu’une véritable révolution est en marche.

Jean-François Dortier est connu pour avoir fondé et pour diriger le magazine Sciences Humaines qui est une indubitable réussite et, plus récemment, la maison d’édition des Sciences Humaines. Esprit ouvert, curieux, hostile aux frontières entre disciplines, il est souvent l’auteur d’articles intégrant des données provenant de plusieurs domaines.

Il reprend dans ce livre des questions que l’on croyait résolues et qu’on avait rangées dans un coin de l’esprit : l’origine de l’homme et sa spécificité. Serait-ce de fabriquer des dieux ?… ou des outils ? Ou encore de parler ?

L’anthropologue Roger Foots « parle » avec washoe à l’aide du lange des signes

Alors par exemple, les singes parlent — s’ils ne sont pas les seuls parmi les animaux, ce sont sans doute ceux qui le font le mieux. Passons sur les détails des expériences — par ailleurs passionnants —, mais il est désormais établi que les chimpanzés sont capables de maîtriser un langage de plusieurs dizaines de signes — jusqu’à 300 mots. Ils ne sont pas seulement capables de désigner des objets, mais aussi des situations… « Washoe demande à être chatouillée », par exemple. Ils savent aussi manipuler des concepts simples tels que chapeau, couleur, forme. Bon, la grammaire laisse à désirer, les mots sont placés dans un ordre aléatoire… Mais on a progressé depuis la mort de Washoe, la célèbre femelle chimpanzé, justement, à l’âge de 42 ans, le 30 octobre 2007. Depuis, on a trouvé une chienne Border-collie, capable de reconnaître 250 mots — record battu récemment par une autre chienne de la même espèce, nommée Chaser et qui a réussi à en apprendre 1000. Ça commence à faire beaucoup ! Les singes savent aussi compter, possèdent une carte mentale d’un territoire et sont aussi capables d’anticipation.

Alors, faut-il renoncer à considérer que le langage est le propre de l’homme — mais alors quoi ?

Un cas survenu en 1848, repris par le célèbre neurologue Damasio, apporte quelques éléments de réponse. Phinéas Gage, qui travaillait à la construction d’une ligne de chemin de fer a le crâne traversé par une barre de métal lors de l’explosion intempestive d’une charge de dynamite. Survivant miraculeusement à l’accident, Gage récupère et survivra des années à sa blessure. S’il ne gardait pas de séquelles physiques, son caractère avait en revanche changé du tout au tout. Il était devenu colérique, vantard, grossier. Plus de cent ans plus tard, dans les années 1960, Damasio reprendra le cas qu’il comparera à d’autres cas récents de lésions cérébrales. Il expliquera que les lésions de Gage ne se trouvaient ni dans les régions latérales ni dans les aires motrices — ce qui expliquait l’absence de troubles du langage ou de la motricité. C’est une grande partie de la zone dite « ventro-médiane », située juste sur le front qui avait été emportée. On pense aujourd’hui que cette zone est le véritable guide de la personnalité, le commandant du navire, pour ainsi dire — qui contrôle les informations et les régule à l’aide de marqueurs somatiques, autrement dit, des émotions.

Il n’y aurait donc pas langage d’un côté et émotions de l’autre. Nous devons aussi renoncer à cette séparation entre l’affect et la pensée. En vérité, les deux sont associés sitôt qu’ils parviennent à l’esprit, par cette zone qui disparut sous l’impact chez Phineas Gage, lors de son accident.

Et si ce n’est pas le langage qui serait le propre de l’homme, qu’est-ce alors ? Dortier nous propose une hypothèse qui, je dois le dire, m’a séduit. Pour illustrer cette hypothèse, il trace une sorte de parabole.

L’antilope sait qu’elle doit courir plus vite que le lion si elle veut rester vivante. Le lion sait qu’il doit courir plus vite que l’antilope s’il ne veut pas mourir de faim. D’où le proverbe africain : « peu importe que tu sois une antilope ou un lion, quand tu te lèves le matin, tu dois courir ».

Le chasseur bushman du désert du Kalahari peut courir des heures derrière l’antilope, qui pourtant court infiniment plus vite que lui. Dès qu’elle l’aperçoit, l’antilope disparaît en quelques bonds. Le chasseur se lance à sa poursuite. Elle regarde en arrière. Le chasseur a disparu. Mais au bout d’un moment, le chasseur réapparaît. L’antilope se remet à fuir et se met hors de portée. Mais le chasseur continue, infatigable. Vingt fois, cent fois, l’antilope détalera à la vue du chasseur. Cent fois le chasseur réapparaîtra. Au bout de trois heures à ce régime, l’antilope est épuisée. Son cœur bat de plus en plus vite. Elle ne parvient plus à courir aussi vite. Et l’homme est toujours là, à sa poursuite. Une heure encore et la bête est à bout. Elle tente de se relever, ses pattes se dérobent sous elle. Il s’approche. Il brandit sa lance. C’est fini !

Comment cela est-il possible ? Et c’est un chercheur en biologie de l’Université de Vermont, Berndt Heinrich, qui donne la réponse. Pour attraper l’animal, il ne suffit pas d’avoir de bonnes jambes et de transpirer, il faut aussi « voir au loin » — c’est-à-dire être capable de rêver le monde… d’imaginer. Ce serait la caractéristique de l’être humain, cette capacité à rêver le monde, à l’imaginer. Même si l’antilope a disparu derrière la colline, ou dans la brume, ou dans un fourré, l’homme la rêve. C’est pourquoi il continue à courir.

le commencement

Alors, quel est le propre de l’homme, eh bien, c’est de « voir au loin » !

Voilà donc la thèse de Dortier, qu’il illustre à l’aide des découvertes les plus récentes de l’archéologie, de l’éthologie, de la neurologie, de la psychologie, de l’anthropologie… L’homme ne serait ni caractérisé par le langage ni par la capacité à fabriquer des outils ou même à vivre en société, l’homme serait une machine à imaginer des idées, un spécialiste du rêve et de la prédiction. Belle thèse et qui mérite d’être discutée.

Un vrai plaisir à lire ce livre qui intègre les connaissances les plus récentes de l’archéologie, de l’éthologie et de la psychologie.

Il existe même un site des « amis de Washoe« 

—> On peut réécouter La Grande Table sur France Culture ici

TN