À propos de deux romans récemment parus :
Michael David Lukas, Le dernier veilleur du vieux Caire. Paris, Mercure de France
et
Stefan Hertmans, Le cœur converti. Paris, Gallimard.
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Le passé finit toujours par sourdre des interstices des vieilles pierres. Je vais vous parler de deux romans et d’une très vieille synagogue que j’ai connue enfant : la synagogue Ben Ezra du vieux Caire, en Égypte.

Plus vieille synagogue d’Égypte, récemment réhabilitée et transformée en monument historique, faute de réunir miniane pour l’office, elle ramène aujourd’hui quelques devises à une Égypte asphyxiée. Elle renfermait l’un des trésors archéologiques les plus extraordinaires mis au jour au XIXè siècle — trésor qui s’est révélé comparable par son intérêt historique aux rouleaux de la mer morte. C’est en effet à la fin du XIXème siècle qu’un érudit, Solomon Schechter, par ailleurs rabbin et figure importante du judaïsme massorti, guidé par deux aventurières écossaises, chasseuses d’antiquités, Agnès Smith Lewis et Margaret Dunlop Gibson, deux sœurs jumelles, inventorie le contenu de sa genizah. Genizah célèbre s’il en est puisqu’elle est devenue pour le grand public, la seule, celle qu’on appelle « la genizah du Caire ».
Dans une Genizah, qu’on pourrait appeler « mansarde sacrée », où l’on met à l’abri les vieux textes qu’on ne peut jeter ni détruire puisqu’ils contiennent le nom de Dieu, on trouve toutes sortes d’écrits : des documents juridiques, contrats de mariage, divorce, testaments, reconnaissance de dette, des correspondances, mais aussi de vieux livres.

Celle de la synagogue Ben Ezra n’avait pas été vidée depuis 1000 ans — on racontait qu’elle était gardée par un serpent ; en vérité c’était surtout par la poussière. On évalue le nombre de documents exhumés à près de 300 000 parmi lesquels des joyaux comme des lettres autographes du Rambam, le contrat de mariage de son fils, Avraham ben Maïmon, un rouleau de la torah écrit sur une peau de gazelle datant de 457 av JC, des amulettes par centaines et le manuscrit, en hébreu du Siracide, qu’on appelle dans la vulgate chrétienne L’ecclésiastique. C’est dire si dans cette profusion de documents il y avait matière romanesque !
Le récit de la découverte de cette genizah par les deux sœurs jumelles se trouve au cœur du roman intitulé Le dernier veilleur du vieux Caire, publié en 2018 à New York et tout récemment traduit en français par le Mercure de France. L’auteur, un jeune universitaire qui enseigne la littérature à Berkeley, Michael David Lukas est manifestement passionné par le Moyen-Orient. Durant son cursus, il a étudié en Turquie, en Égypte et à Tel-Aviv. Son premier roman, The Oracle of Stamboul, « L’oracle d’Istambul » racontant l’influence d’une fillette de 8 ans sur les décisions du sultan de Turquie a rencontré un grand succès dans les pays anglophones.


Dans son dernier roman, le récit est porté par un narrateur, Joseph, derrière lequel on devine certains traits de l’auteur. Lui aussi étudie la littérature à Berkeley et fait de longs séjours en Égypte pour parfaire son arabe. Il est fils d’une relation brève entre une mère juive et un père égyptien, musulman. Un jour, le jeune homme reçoit un mystérieux colis contenant un manuscrit antique. Dernier cadeau de son père récemment décédé, le fragment de vieille écriture le fascine, l’emportant dans une recherche quasi hypnotique de la famille de son père. Parti en Égypte, il découvre que son ancêtre, Ali, de mille ans plus âgé que lui, avait été le premier gardien de nuit de la synagogue Ben Ezra. Et cet Ali avait surpris le secret de cette synagogue qui aurait abrité, dès sa création, le rouleau du livre d’Ezra, écrit de la main-même d’Ezra — un livre qui aurait possédé des vertus magiques, capable par exemple de déclencher l’amour à distance.
Le thème est original, le livre est bien documenté, notamment sur les deux jumelles écossaises et leur relation à Solomon Schechter, sa construction est complexe et intéressante, forçant le lecteur à une gymnastique mentale entre trois époques : le Xème siècle de la fondation de la synagogue, le XIXème de la découverte de la genizah et le XXIème du narrateur. Mais… car il y a un mais… Est-ce la façon américaine moderne de concevoir le récit romanesque, sérieuse, mais mécanique, quasi journalistique ou le souci du politiquement correct qui perce à chaque page ? Le fait est qu’on n’éprouve pas grand’ chose à sa lecture. On devine les partis pris de l’auteur, ses « ficelles » : un zeste de lutte contre le communautarisme juif (le héros est un métis juif-arabe), un zeste de lutte contre la discrimination des minorités sexuelles (le narrateur est gay et s’offre une aventure sexuelle durant son séjour au Caire), un zeste de refus de la moindre allégeance sioniste (il n’est nulle part fait mention de la communauté juive du Caire, expulsée jusqu’à son dernier membre comme si cette synagogue n’avait jamais été qu’un monument historique et non pas le lieu d’assemblée d’une communauté prospère)… dommage !
À lire tout de même, malgré l’effort trop visible de l’auteur pour se présenter en humaniste moderne et accompli ; à lire pour l’érudition et la complexité de la construction.

Autrement attachant est le second roman que je vais vous présenter maintenant, qui s’articule comme le premier autour d’un manuscrit retrouvé dans la genizah du Caire. Sur ce manuscrit, quatre lettres en hébreu : M N Y W. Vous ne devinerez jamais. C’est le nom d’un village qui se trouve en France, dans le Vaucluse et qui se nomme Monieux.
Là, l’auteur est clairement visible. Il s’agit de Stefan Hertmans lui-même qui, dans ce livre, mène à la fois une enquête historique sur une vieille lettre manuscrite retrouvé dans la genizah du Caire et livre quelques fragments de sa propre autobiographie. Un livre fascinant, prenant et émouvant.
Hertmans, comme bien des Belges et des Hollandais a acquis une petite maison dans le sud de la France — lui, c’est dans le Vaucluse, à Monieux, précisément, où il s’en va passer ses étés. Un jour qu’il bavarde avec un voisin, ce dernier lui apprend que dans la maison mitoyenne à la sienne a vécu en l’année 1088 un couple d’amoureux poursuivi par la vindicte des parents de la jeune fille. Elle s’appelait Vigdis Adélaïs, belle jeune fille chrétienne de noble extraction destinée à un mariage avec un chrétien de haut-rang. Lui s’appelait David Todros. C’était le fils du grand rabbin de Narbonne que son père avait envoyé à la yeshiva de Rouen pour parfaire ses connaissances talmudiques. À Rouen, dès leur premier regard, c’est le coup de foudre. Ils tombent fous amoureux l’un de l’autre. Mais en cette époque le mariage d’une chrétienne et d’un Juif n’est même pas imaginable.
En historien accompli, Hertmans restitue la vie des communautés juives de l’époque médiévale juste avant les grandes expulsions qui ont commencé peu après. Si bien qu’au XVème siècle, après la 9ème expulsion, il ne restera plus un seul juif dans le bon royaume de France — disparus les Sarfati (les français), les Narboni (de Narbonne), les Elbaz (de Béziers), les Boccara (de Beaucaire)… tous partis de l’autre côté de la Méditerranée. Si ! Il en restait un, un seul : le médecin de la cour de Marie de Médicis, le célèbre Élie de Montalto.
Revenons à Monieux ! Là, en 1088, par amour, la jeune fille se prend de passion pour le dieu de son fiancé. Elle se convertit au judaïsme et prend désormais le nom de Hamoutal. Les deux jeunes gens en cavale s’installent dans ce village perdu de Provence, perché sur le mont du Vaucluse, et débutent une vie juive heureuse sous la protection du rabbin du lieu, Joshua Obadia. Leur naissent deux enfants, ils commencent à imaginer une vie sereine dans l’amour et la foi. Mais l’époque a changé. Quelques années plus tard, en 1095, le pape Urbain II appelle à la première croisade. Sur le chemin de Jérusalem, les croisés assoiffés de sang infidèle sèment mort et désolation sur leur passage. Ils passeront par Monieux qui subira l’un des premiers pogroms du temps des croisades…
La belle Hamoutal parviendra à fuir, se retrouvera finalement en Égypte où elle épousera en secondes noces le Gaon Shmuel et c’est ainsi qu’on a pu reconstituer son histoire à partir des grimoires de la Genizah du Caire où elle est consignée.
Je m’arrête là. J’espère vous avoir donné envie de lire le livre. Un livre magique où l’on accompagne l’auteur, Stefan Hertmans, littéralement possédé par ses personnages qu’il voit même apparaître au loin, depuis sa fenêtre de Monieux.
Superbe roman qui enseigne, qui raconte, qui excite l’imagination et les sens et qui donne même des idées.
Histoire d’un amour impossible comme celle d’Héloïse et Abélard (ils ne sont pas encore nés au moment où commence le roman), comme celle de Tristan et Iseult dont les premières versions n’apparaîtront qu’un siècle plus tard, histoire à peu près contemporaine de celle de Majnoun Leïla, une autre passion amoureuse impossible, en milieu musulman cette fois.
Mais il y a plus encore. Un grand roman aborde toujours, par un côté ou par un autre une grande question de philosophie ou d’histoire. La voici ! Ce n’est jamais dit dans le texte mais on peut se demander un fois le livre refermé si ce ne sont pas David et Hamoutal, amoureux interdits, détruits par la folie du temps, qui ont inventé l’amour courtois…
Eh bien moi, j’y crois un peu !
Tobie Nathan
Les deux romans :
Michael David Lukas, Le dernier veilleur du vieux Caire. Paris, Mercure de France.
Stefan Hertmans, Le cœur converti. Paris, Gallimard.
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