• Ma soutenance de thèse

Serge Lebovici © T. Nathan

Le 1er octobre 1983, dans une grande salle triste de l’Université de Nanterre, je soutenais mon doctorat d’Etat intitulé Apports de l’ethnopsychiatrie à la théorie et à la pratique de la clinique psychanalytique. Au jury, des psychanalystes et des psychiatres, des professeurs d’université parmi les plus connus d’alors : Didier Anzieu, Serge Lebovici, Colette Chiland, Claude Veil, et le spirituel Louis-Vincent Thomas. La soutenance, à l’ancienne, méticuleuse, argumentée, disséquant le texte à la virgule, s’engageant dans les grands débats théoriques, dura cinq heures et demie. Une annonce avait paru dans Le Monde­ — le journal annonçait les soutenances des thèses d’Etat à l’époque —, du coup la salle était comble, 150… 200 personnes, des collègues, des amis, des étudiants, des curieux. J’étais mort de trouille. Je ne savais pas alors qu’il suffisait de se taire. Une soutenance de thèse est dédiée à la parole des professeurs, comme s’il fallait signifier à l’impétrant que pour l’exercice, il lui fallait une dernière fois, admettre que seuls ses maîtres savaient. Au bout de trois heures, sorte de mi-temps ; nous errons dans les couloirs à la recherche des toilettes. Improbable rencontre, celle du Pr Lebovici, personnalité connue dans le monde entier, Président de la société internationale de psychanalyse, l’homme qui restructurait alors les études de psychiatrie en France et mon père, petit immigré à l’accent qui traînait la rocaille d’Égypte. Il l’apostropha en prononçant son nom à l’italienne : « Vous êtes Lebovitchi ? »  Serge Lebovici leva un sourcil, étonné. Et il ajouta : « Je suis son père »… J’ai assisté silencieux à la scène, comme lorsqu’on sait que le sens n’en sera pas immédiat. Deux mondes s’entrechoquaient, se malentendaient. Lebovici répondit : « Vous pouvez en être fier » et devant l’air perplexe de mon père, il ajouta : « de votre fils… vous pouvez en être fier ». Lebovici lui avait attribué d’emblée une psychologie de bourgeois banal, celle d’un père voulant bénéficier de sa part de gloriole. S’il est arrivé à mon père d’éprouver de la fierté, ce dont je doute, ce ne pouvait être du doctorat de son fils. En se présentant à Lebovici, il voulait simplement signifier au Juif savant qu’il avait à l’évidence devant lui qu’il était le père de l’impétrant. Il considérait simplement que c’était son devoir, comme lorsqu’un garçon, lors de sa bar mizwa, de son initiation religieuse, montait à la torah ; se saisissait pour la première fois des textes sacrés. Il était impossible qu’à une telle occasion l’on ne prononçât pas le nom de son père. Quelque chose d’évident, une sorte de pulsion viscérale, l’avait poussé à réagir, à rappeler les règles antiques. Quel était donc ce monde où l’initiation d’un jeune homme devant la communauté réunie se déroulait sans mentionner le nom de son père ?

Mon père avait la connaissance sereine — non pas l’érudition ! — cette connaissance qui va de soi, comme ses prières qu’il connaissait par cœur sans en connaître le sens, et qu’il lisait pourtant, parcourant les mêmes pages, jour après jour, jusqu’à sa mort, à l’âge de 93 ans. Mais un homme ainsi fabriqué, sans aucune forfanterie, certain de sa nature profonde, est traversé par des énoncés qui le dépassent. J’en conserve quelques uns, comme des lettres non-ouvertes, attendant le jour où leur sens s’épandra.

6 réflexions sur “• Ma soutenance de thèse

  1. « Et donc c’est vrai, le non-surgissement permet au surgissement d’être ; permet, c’est-à-dire fait la faveur : le non-surgissement fait la faveur au surgissement de lui permettre d’être. […] C’est-à-dire que la PHILIA, au fond, consiste à remettre chaque étant à son déploiement propre, et à l’accepter ; accepter que l’autre se déploie pleinement. Cela, c’est l’essence de l’amitié. L’amitié est un don total. Il ne faut rien attendre de l’amitié. Il ne faut rien attendre de l’ami, parce qu’il faut absolument tout donner. » Pierre Jacerme, « Monde, déracinement, présence des dieux » _ ZS

  2. Un pavé cette thèse !
    Son contenu (et la suite !) a hanté mon parcours professionnel .
    Merci pour ceux que j’ai rencontrés et qui en ont tiré profit
    Claude

  3. Toute notre éducation, notre culture, nos sentiments sont dans cette anecdote.
    Merci Monsieur Tobie Nathan pour cet émouvant hommage.
    Carine B.

  4. Bonjour : j’avais assisté à la soutenance et à la lecture de ce texte, ej m’en souviens comme si c’était hier.
    Tes parents d’abord : ta mère souriante jusqu’aux oreilles, et je n’ose dire au bord de l’orgasme (c’est ainsi que je l’avais perçue) buvant toutes tes paroles, s’imprégnant de la situation .. et ton père qui avait l’air de d’ennuyer et qui allait régulièrement aux toilettes. Tous les deux tirés à quatre épingles, et « soignés » pour l’occasion.
    Claude Veil, aussi, qui avait disserté sur tes deux prénoms : Tobie Théophile.. un grand moment ….
    Alain Giami

  5. Bonsoir Tobie,
    Pendant que vous conférencez à Berlin, je découvre votre blog au hasard d’une recherche sur Internet. Ce que vous dites ici de votre père me touche beaucoup. Ces lettres non-ouvertes » auxquelles vous faites allusion n’ont nul besoin d’être ouvertes pour distiller leur sens au coeur même de votre travail et de votre vie. Je m’étonne que vous n’ayiez pas saisi cette opportunité magnifique de lui rendre justice en citant justement son nom. Vous, qui mieux que personne, connaissez l’importance symbolique du nom prononcé ou écrit.
    Je poursuis ma lecture et vous dis à bientôt,
    Sur Facebook ou ailleurs.
    Sara.

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