• « J’écris pour laisser parler les dieux »

LogoLibedans Libération du 1er août 2013

dans la série [Un été aux sources de l’écriture]

C’est une forme d’indiscrétion doublée d’un grand respect. Demander à ceux qui commettent fictions ou essais, écrivains, philosophes ou chercheurs, «d’où ils écrivent». Le lieu géographique bien sûr, les petits rituels d’auteur mais aussi l’histoire personnelle qui infuse jusqu’au bout de la plume. Une manière d’approcher l’alchimie de l’écriture qui, toujours, intrigue et subjugue.

TNbyLeptos

« J’écris pour laisser parler les dieux »

Qui écrit ?… et qui lit ?

On prétendait autrefois qu’il existait des «peuples sans écriture» et l’on ajoutait souvent qu’ils étaient sans histoire, car l’écriture, élargissant la mémoire, était censée agrandir l’horizon… C’est ce que l’on pensait, du moins jusqu’aux belles pages de Lévi-Strauss dans Tristes Tropiquesqui, remettant les choses à leur place, affirmait en quelques phrases que l’écriture semble avoir surtout été un instrument de structuration de grandes populations, de leur hiérarchisation en castes et en classes… Sans doute n’a-t-il jamais existé de peuples sans écriture. On s’était mal posé la question. On aurait dû se demander «qui lit ?» et «qui écrit ?». C’est alors qu’on pouvait comprendre en quoi les peuples se différenciaient. Il existait — il existe peut-être encore ? — des peuples où seuls les dieux écrivent, les hommes se contentant de lire leurs messages… On a toujours écrit ; on a toujours lu…

Mais l’écriture des dieux n’est pas si facile à lire. Les divinités voduns du Bénin et du Togo écrivent dans les événements du monde. Reste aux hommes à leur offrir une écritoire, souvent une ardoise. Pour déchiffrer ce que les dieux écrivent, les hommes jettent des coquillages sur le sable ou bien leur chapelet du «Fa», huit demi coquilles de noix reliées par une cordelette, sur un plateau de bois recouvert de kaolin. Ensuite, les hommes déchiffrent les signes. Ils lisent ce que les dieux écrivent. D’autres, au Mali, examinent les traces de pas laissés par les petits renards pâles, la nuit, lorsqu’ils bousculent les bâtonnets entre lesquels on leur a abandonné quelque nourriture[1]. Ailleurs, en Côte-d’Ivoire, ce sont des souris dont on examine les déplacements dans une boîte à deux étages, au Congo des sortes de mygales qui circulent entre des branchettes…

Qui écrit ? Les dieux, le renard, les souris, les mygales ? Mais à chaque fois, ce sont les hommes qui lisent. J’ai bien du mal à me penser écrivain, vaguement conscient que ce n’est pas l’écrivain qui écrit.

En hébreu, on appelle le Lévitique, «Vayikra», parce que ce livre commence par ce mot, que l’on traduit en général par «il appela». «Dieu appela Moïse et lui dit…» Mais le mot Vayikra est ambigu. Signifie-t-il vraiment «appeler», ou plutôt «lire» ? Pour dire que Dieu appelle Moïse, c’est-à-dire le choisit, le désigne, la Bible écrit : «Dieu lut Moïse»… ce qui signifie sans doute que Dieu aussi déchiffre des signes, qui lui disent que Moïse doit écrire. Et que doit écrire Moïse ? Ce que lui dicte Dieu, bien sûr. Or, en toute logique, Moïse ne sait pas encore écrire.

Nous assistons à une scène très semblable au moment de la révélation musulmane. Dans la fraîcheur de la nuit, Mahomet veille, recouvert d’un manteau. Une créature de lumière lui présente alors une écharpe de soie et lui ordonne : «Lis !»… Car il est inscrit un mot sur l’étoffe, en lettres d’or, le mot ikra… c’est bien le même mot qu’en hébreu, qui, en arabe, signifie précisément : «Lis !»… «Mais je ne sais pas lire», proteste Mahomet. Et l’ange le bouscule, le serrant jusqu’à l’étouffer : «Lis !» ordonne-t-il encore.

Mahomet a-t-il lu le Coran ou l’a-t-il écrit ? Qur’an, le «Coran», un mot de la même racine que ikra, qu’on peut traduire par «la lecture», ou «la récitation»… peut-être aussi «l’appel»…

Saint Paul a voulu mettre de l’ordre dans les appels de Dieu. Dans le XIVe chapitre de son épître aux Corinthiens, il reconnaît que l’appel peut se manifester par de l’écholalie, des discours en langues inconnues, ou par des prophéties. Mais il sait que les irruptions intempestives de la parole de Dieu peuvent être source de cacophonie et mettre l’Eglise en danger. C’est pourquoi il alerte les fidèles : «Si on parle en langue, qu’il y en ait deux à chaque réunion, ou trois tout au plus, et chacun à son tour…» Cette fois Dieu se manifeste en discours, mais il faut tout de même un lecteur. Il ajoute donc : «… et qu’il y ait un interprète» (Corint., 14 :27). J’ai vu la recommandation de Paul appliquée à la lettre dans les églises évangéliques en Afrique où lorsque les fidèles prophétisent en langue, celui qu’on appelle «le reporter» se précipite auprès d’eux, le carnet à la main pour écrire.

Ayant appris que l’on écrit sous la dictée des dieux, de Dieu et des êtres, j’en ai déduit qu’il fallait se retirer de soi, leur offrir tout l’espace, c’est-à-dire le temps, la place et le son. A qui aspire à leur prêter la main, il faut solitude du corps et silence de l’âme.

Je trouve la solitude dans la nuit, à l’heure où j’ai l’intuition du tournoiement des insomniaques, qui ne parviennent à dormir tant leur nuit est peuplée. Je ne peux écrire avant minuit, lorsque je sursaute au froissement d’aile d’une chouette. Quant au silence, il habite cette campagne, au sommet d’une colline, en un lieu-dit qui compte une vingtaine d’habitants, où le seul bruit est celui du vent dans les feuilles, qui se confond avec le sifflement de l’absence. Là, je donne rendez-vous aux êtres ; et je leur fixe un temps. Ils savent qu’ils devront partir, à la première lueur, à la première prière du pinson des arbres.

Libe01082013Certains prient pour appeler les dieux ; j’écris pour les laisser parler. J’écris religieusement.

Tobie Nathan (Derniers livres parus : Les Nuits de Patience, Rivages Thriller, 2013 et Ethno-roman, Grasset, 2012.


[1] Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, «le Renard pâle», Paris, Institut d’ethnologie, 1991.

9 réflexions sur “• « J’écris pour laisser parler les dieux »

  1. Pingback: pour laisser parler les dieux | Le blog de Tobie Nathan

  2. Cher Professeur,
    Etant rêveur et poète d’occasion, j’ai beaucoup apprécié votre texte, son langage, qui évoque, exprime et transmet ce qui est hors de portée des explications raisonnables, fussent-elles théologiques. Ré-véler, voiler deux fois, est parfois plus éclairant que dévoiler. C’est tout le défi de la poésie, car le poète, et peut-être tout écrivain, n’a que les voiles de son propre esprit pour rendre visible le souffle de l’appel des dieux, et, des froissements et jeux d’ombre qui en résultent, sussurer ainsi leur monde, qui est pourtant aussi le nôtre. Mais on ne saurait traverser le miroir sans être devenu transparent. Il ne faut pas craindre, alors, de perdre la mémoire…
    c’est pourquoi votre texte m’a inspiré ce poème :

    J’écris à l’encre invisible pour écouter les dieux
    Ils n’ont rien à me dire ils me savent peureux
    Trois serpents sont venus me chercher à l’aurore
    Leur plumage écarlate avait des reflets d’or
    « Viendras-tu disperser ces nuages noirs d’encre,
    Ou nous laisseras-tu pleurer l’âme des morts ? »
    Leur chant m’a transpercé
    Il m’a crevé les yeux
    Et je vais, flamme aveugle,
    Eclairant mon sentier.

  3. Le problème est que les religions ont fini par adorer leurs textes.
    C’est le danger de l’écriture.
    Quand on l’adore, elle finit par nous noyer d’informations.
    Je regarde plutôt le pinson de l’arbre.
    Hier au soir sur Arte, il était superbe.
    Paul

  4. En langue arabe, le mot écriture KaTaB est un anagramme parfait de refoulement KaBT ; livre KiTaB, écrivain KaTaaB, de refoulé KaBiT.
    La question ne peut être « qui écrit ? » mais qui « est écrit ? » et alors, « par qui l’est-il ? »
    Vous remarquez que tous ces mots commentent par la lettre Kaf et ce n’est pas par hasard. Mais je vous fait grâce de ce détail. Il nous emmènerait trop loin pour le nouvel arrivant que je suis, qui ne sait encore pas quelles sont les limites de ce qu’il peut dire.
    Il ne s’agit pas du refoulement au sens analytique, inconscient, du terme. Celui-ci module le contenu de ce qui est écrit, mais ne le créé pas. Aussi loin que vous conduise l’analyse, elle vous permet de saisir les liens qu’il y a entre votre refoulé inconscient et les orientations de votre écriture, les choix de vos mots, la facilité/difficulté avec laquelle vous inscrivez votre pensée sur une feuille.
    Mais la psychanalyse ne vous permet pas d’accéder à l’ultime l’endroit sans endroit, là où sont créés originellement les mots. C’est là seul que vous entrez en contact avec celui qui s’écrit à travers celui que vous croyez être un vous-sans-autre, et qui devient l’autre-vous-vous.
    En parlant de la pensée-émotions et de la sexualité, vous ne faites rien d’autre que d’être dans le même ascenseur, une fois au rez de chaussée, l’autre, au dernier étage. Mais vous ne savez rien de celui qui fait monter et descendre l’ascenseur. Cela finit par vous cloisonner et vous plafonner, sans que vous ne vous en rendiez compte. Sans doutes y a-t-il autre chose à dire en laissant la lumière de cet ultime endroit prendre le contrôle de notre main.

  5. Bonjour Monsieur,
    Pourquoi suis je sur ce Blog ? D’errance en errances, une pensée pousse l’autre, le matériel du jour un rêve… J’écris solitaire dans le silence des matins jusqu’à ce que la maison s’anime. Puis je brulais consciencieusement … mille fois et plus encore considérant mes écrits comme ne pouvant être que d’autrui. Je me suis demandée pour quoi je n’avais aucun souvenir de mes rêves..Cette réponse fusait tu n’en as pas besoin AH…
    Dieu que c’est énervant mais en avais je besoin.. Les quelques rêves que j’ai fait furent des révélateurs et des déclencheurs dans ma vie …Tous sans exception aussi anachroniques et curieux soient ils ils étaient tous d’une clarté Olympienne.
    La réponse s’est imprimée sur l’écran de votre blog, Les rêves s’impriment sur l’encre de nos nuits pour donner du relief à nos vies,notre rigueur d’exigences à la conformité sociale … Ma vies de montagnes russes et de circonvolutions multiples en rêves éveillés, n’a pas besoin de faire bouillir la marmite et de faire monter en pression, de sens à mettre sur les choses. J’aime votre façon de dire les choses. De ce blog je retiendrai qu’il a mi de la lumière sur une forme de cécité. On me disait que j’étais tordue ! En vérité que je suis heureuse avec mes torsions d’esprit qui met du sens sur ce qui n’en revêt pas du tout pour la plus part des gens. Ces lectures sont d’une richesse rare, un cadeau qui vaut Un triple merci.

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