Bleu de travail. Identités de classe

Ce vêtement ouvrier est désormais le summum du chic, arboré par les fashionistas comme par les bobos. Quand l’habit fait le social-traître, est-ce notre appartenance à un groupe social qui se prend une veste ?

Article issu du magazine n°155 décembre 2021

On l’appelle « bleu », mais vous pouvez la choisir noire, la classique de chez Adolphe Lafont, comme celle de Mélenchon. Ça vous donnera l’air d’un ouvrier troisième république, la sensation de militer pour les droits sociaux. Vous pouvez aussi la choisir grise, claire ou foncée, et vous plongerez aussitôt dans quelque souvenir prochinois, avec en toile de fond des photos de Mao ou de Lin Piao. La verte vous donnera un air vaguement militaire, guérillero, peut-être ?… Moi, je préfère la bleue, tout de même la plus démonstrative, celle qui incarne le concept de « bleu de travail ».

Comment diable, une veste qui fut l’uniforme de l’ouvrier depuis le XIXème siècle jusqu’à la fin des années 70, a-t-elle pu devenir en quelques mois le vêtement le plus branché, notamment parmi les trentenaires des quartiers bobos ? Cause ou effet, les grands couturiers y sont allés de leur interprétation : Jean-Paul Gaultier en bleu de travail, Inès de la Fressange, avec un modèle rayé du plus bel effet… et jusqu’à Elloze qui propose une combinaison de garagiste en cuir luxueux qui doit valoir une fortune.

Un vêtement contient une référence aux matières qui le constituent et une autre au groupe auquel il vous affilie.

Le bleu de travail, vêtement de coton tissé très serré, permettait de protéger l’ouvrier exposé aux dérapages de métaux affutés et à l’agression des matières abrasives. Le bleu de travail a commencé par être une blouse avec une ceinture serrée à la taille. Du reste, le mot « blouse » dériverait de l’anglais « blue », qui désigne la couleur bleue. Car s’il était bleu, d’un beau bleu de Prusse, c’est que l’on venait d’inventer un pigment bon marché susceptible de teindre les vêtements de cette couleur. Fonctionnel et bon marché, c’est ce que proclamaient ses matières.

Et surtout, le bleu de travail vous affiliait — l’habit fait le moine ! — à une classe sociale. Des manifestations ouvrières des années 30 où l’on voit des cohortes d’ouvriers revêtus de leurs bleus aux longues processions de Chinois ou de Khmers, on sent cette même élation du sentiment d’appartenance, ce fameux « sentiment océanique » de Romain Rolland[1].

De ce point de vue, le vêtement de classe a la même fonction que les inscriptions corporelles dans certaines sociétés initiatiques traditionnelles. Le jeune Papou de Nouvelle Guinée endure une véritable torture lorsqu’on lui scarifie le dos jusqu’à le faire ressembler à celui d’un crocodile, mais à l’issue de l’épreuve, il est accueilli par ses pairs, les « hommes crocodiles ». Il appartient désormais à un groupe d’identiques. 

L’ouvrier souffre sous le joug d’un travail pénible ; le jeune Papou a souffert durant les interminables séances de scarification pour mériter cette appartenance qu’ils brandissent tous deux avec fierté dans leur apparence.

Acquérir l’identité en faisant l’économie des souffrances de l’initiation, n’est-ce pas la définition même du snobisme ?

Le célèbre photographe new-yorkais Bill Cunningham et son éternelle veste bleue.

Jean-Paul Gaultier en bleu de travail


[1] Sorte d’élan mystique, sentiment de partage avec le grand Tout, comme la vague dans l’océan. Cf Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936. Paris, PUF, 1993.