• Douceur clinique (à propos de Fatima)

Fatima-1à propos du film Fatima de Philippe Faucon

FATIMA

Des acteurs, de très petites scènes, léchées, un rythme, c’est un film, un vrai, de la belle ouvrage.

Et un dispositif scénique, emprunté à la réalité — je le dirais presque « clinique » des situations de migration. Pour représenter les deux mondes qui cohabitent, celui des parents qui n’est pas tout à fait là-bas et celui des enfants, qui n’est pas tout à fait ici.

Alors voici le dispositif : la mère parle en arabe, les filles répondent en français. Elle comprend tout de ce que lui disent ses filles et les filles comprennent tout ce que dit leur mère. Mais chacune parle dans sa langue. Et ça, au cinéma, c’est fort, c’est très fort !

J’ai souvent entendu cette question, dans les familles Soninké de Paris, de Montreuil ou d’Aubervilliers : les enfants comprennent-ils la langue ? Et les parents qui répondent : « Ils l’entendent »… Bien plus précis que « ils la comprennent »… En tout cas, ils ne la parlent pas. Ils sont des locuteurs, certes, mais passifs. C’est dans l’autre monde, celui des enfants, celui de la ville et de sa jungle que la proposition s’inverse… Les parents entendent… mais ne disent rien.

Un autre moment du film, à la fois très fort et très vrai — et là, je peux en attester à partir de ma propre expérience de la clinique des migrants. J’ai vu des dizaines de cas qui rappellent celui montré dans le film. Il faut d’abord comprendre que les migrants sont venus pour leurs enfants… Ils le répètent volontiers. Ils ont quitté leur monde pour que leurs enfants connaissent une vie meilleure. Et lorsque les enfants se sont véritablement éloignés, qu’il est manifeste qu’ils habitent un autre monde, une autre langue, d’autres choix de vie… Lorsque s’impose l’idée que ceux pour qui l’on a accompli le voyage n’ont plus aucun rapport avec ceux qui ont consenti au sacrifice de l’exil, alors, comme pris de vertige, on tombe… Ce n’est pas seulement une métaphore, on tombe physiquement ! C’est ce qui arrive à Fatima dans ce film. Elle tombe et se casse le bras — c’est un accident de travail, bien sûr, mais il dure. Elle a sans doute eu une fracture de la clavicule — ce n’est pas rien ! Cinq mois plus tard, à la radio, tout s’est remis en place et pourtant, elle a toujours aussi mal, elle n’arrive pas à reprendre le travail. Cette pathologie, on l’appelait naguère « névrose traumatique ». Elle était si fréquente chez les migrants qu’on lui affublait parfois un adjectif « névrose traumatique du migrant »… et parfois des termes moins scientifiques et plus injurieux comme sinistrose… ou même koulchite parce que les patients maghrébins disaient qu’ils avaient mal partout…

Fatima-2Le moment de cette chute marque souvent un tournant dans la vie des migrants et c’est bien ce qui se passe pour la Fatima du film ! Elle change, laissant place à son être réel, sa nature jusqu’alors imperceptible sous le bardas de la femme de ménage. On ne le savait pas ; ses enfants même l’ignoraient, mais c’était une intellectuelle et une poétesse qui ne s’était jamais exprimée jusqu’alors. La maladie, cette fameuse « névrose traumatique », va la faire éclore.

C’est doux, subtil, poétique et ça ressemble au livre dont a été tiré le scénario du film : La prière à la lune de Fatima el Ayoubi, Bachari, 2006[1].

Bien sûr, le film a un côté didactique, un peu lénifiant par moments. Mais ce qui manque le plus c’est la partie résolutoire. Car l’irruption de la poétesse issue de la chrysalide de la femme de ménage reste quelque peu « magique » alors qu’il est évident que c’est le résultat du travail des femmes.

La prière à la lune de Fatima el Ayoubi

La prière à la lune de Fatima el Ayoubi

Fatima est un film sur les femmes ; on y aperçoit très peu d’hommes. L’intuition est juste, les femmes sortent de ces problèmes par les femmes. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on prête attention aux paroles par lesquelles elle désigne sa maladie dans le film. Fatima utilise à plusieurs reprises un mot arabe, khal’a, difficile à traduire. « La frayeur », sans doute, mais une frayeur en face d’un être d’un autre monde, un diable, un esprit… Elle dit qu’elle a été effrayée, mais au sens où son âme a été extirpée de son corps par la chute et a été mise en présence d’un être surnaturel.

Belle scène ou elle relate à une docteuresse sensible et intelligente que, depuis sa chute, elle fait sans cesse des cauchemars. Ces maladies, les maladies de la khal’a, « maladies de la frayeur », si on veut, se soignent traditionnellement entre femmes, dans des congrégations de femmes. Voilà ce qui m’a manqué, dans le film, que j’ai senti poindre derrière toutes les figures de femmes qui défilent : les vieilles kabyles qui colportent des ragots sur les filles de Fatima, la petite Souad, la seconde fille de l’héroïne, qui commence à entrer en transe… Il manque bien sûr les femmes restées au village, les tantes, les grand-mères, celles qui connaissent les rythmes des danses et les paroles des chants aux esprits… Mais tout cela, ce sera peut-être dans le prochain film de Philippe Faucon.

Un plaisir qui attend une suite…

FATIMA

un film de Philippe Faucon

Distribution : Fatima Soria ZEROUAL ; Nesrine Zita HANROT ; Souad Kenza Noah AÏCHE ; Le père Chawki AMARI

—> Extraits

On en a parlé au Cercle Vendredi 16 octobre sur Canal+ Cinéma

© CANAL+ – Philippe Mazzoni

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[1] Fatima el Ayoubi, La prière à la lune, Bachari, 2006.