• La punaise violeuse

logoL'express

CHAPITRE 1

D’où proviennent les fantasmes ? Est-ce seulement de l’imagination ? Ou bien existerait-il, comme l’ont pensé naguère les psychanalystes — Freud en premier lieu — une sorte de logique du corps, irriguée de forces instinctuelles qu’on nomme « pulsions » ? Aurait-on, autrement dit, les fantasmes inscrits dans la peau ? Pour répondre à cette même question, Georges Devereux avait proposé une idée singulière et, me semble-t-il, bien plus féconde. Pour lui, les fantasmes seraient nos chances biologiques ratées — autrement dit les possibilités comportementales que notre espèce n’aurait pas choisies.

Les fantasmes sexuels, les scénarios que produisent les êtres humains pour étayer leur sexualité, ces films qu’ils se projettent en secret dans l’intensité de leurs désirs, seraient donc, selon ce chercheur, l’inscription d’un savoir en creux, une connaissance inconsciente de la sexualité d’autres espèces.

L’ayant pris au mot, je suis parti explorer les fantasmes des êtres humains en examinant les modes copulatoires des invertébrés. Et j’ai été surpris de constater que, en effet, chaque fantasme trouve son équivalent en acte, dans le monde animal, chez les espèces les plus éloignées.

Enquête sur un viol

Le viol est l’un des crimes les plus horribles. Malédiction des sociétés patriarcales intégristes, il devient même aujourd’hui arme de guerre dans des mondes déstructurés. Dans nos contrées plus pacifiques, la loi nous en protège. Mais sait-on seulement que, tout près de nous — trop près ! — des êtres qui vont jusqu’à fréquenter nos lits, pratiquent le viol sans aucun souci de la loi ?

HORS-LA-LOI ! Cimex lectularius, compagnon de nos lits, coupable d'insémination traumatique

HORS-LA-LOI ! Cimex lectularius, compagnon de nos lits, coupable d’insémination traumatique

Témoignage de Cimex

Quelle senteur ! J’aperçois derrière la corne de l’oreiller le clignotement bleuté du réveil. Deux heures et trois minutes. Je m’étire, plonge dans cette douce rigole de toile de lin et me laisse tomber. Je me retrouve encore sur le dos. Me voilà bien ! Quelle guigne ! J’agite mes pattes en tous sens. Ce dos plat, une belle invention lorsqu’il s’agit de se glisser entre une laiteuse peau d’humain et un drap, mais pour se redresser, une galère ! Je regroupe mes forces et d’un seul coup, han ! La bascule ! Je peux à nouveau trottiner. Son parfum me rend fou, j’irais au plus profond d’une galerie, me laisserais tomber d’un plafond, que sais-je ? Il embaume, fait d’amandes pilées et de musc. Il enveloppe mon cœur et mon corps. Il envahit mes sens. Voilà un moment que je la suis à la trace. La voici ! Je l’aperçois, à quelques millimètres à peine, le ventre gonflé comme une outre. Elle s’est goinfrée jusqu’à dégorger. Elle a dû trouver une veine. Elle parvient à peine à avancer tant elle s’est empiffrée. Je me raidis sur mes quatre pattes arrière, prends mon élan et d’un bond me retrouve sur son dos. Je suis tellement excité que mon stick est sorti de son étui. Il étincelle d’éclats métalliques, réverbérant les diodes. Je la ressens, ma lame, une aiguille en forme de sabre, faite de spicule, aussi solide que l’acier, affûtée et tranchante, mon sabre… Les yeux éperdus, je l’enfonce entre les segments de sa carapace. Et j’explose en elle…

L’avis de l’enquêteur

La punaise des lits, Cimex lectularius, est le compagnon de nos nuits, nous autres, humains, depuis des temps immémoriaux — sans doute depuis que nous partagions les grottes du quaternaire avec les chauves-souris et les rats. Elles nous ont suivis dans toutes nos demeures, depuis les cabanes en torchis de l’Antiquité et jusque dans les palaces de Paris, Londres ou New York. Minuscules vampires, elles se nourrissent exclusivement de notre sang et partagent donc avec nous virus, bactéries et même des fragments entiers d’ADN. On les reconnaît facilement : rondes et aplaties, de couleur brunâtre, elles ressemblent à des lentilles ou des pépins de pommes.

Pour se reproduire, les punaises ne savent user que du viol. Le mâle, muni d’un pénis en forme de sabre, perfore le corps de la femelle entre deux segments abdominaux (souvent le cinquième et le sixième), pour y introduire sa semence. Les entomologistes appellent ce mode de fécondation « insémination traumatique ». Chez certaines espèces, la femelle ne possède pas d’orifice de copulation, mais chez d’autres qui en sont pourvues, elle ne s’en sert que pour pondre ses œufs. Après l’accouplement, la plaie copulatoire se referme et laisse une cicatrice sur l’abdomen de la femelle. On peut compter le nombre de galants de la belle (au moins cinq après un bon repas), aux traces qu’ils ont ainsi laissées sur son enveloppe de chitine. Les spermatozoïdes émigrent ensuite dans le sang de la femelle jusqu’à proximité de ses organes reproducteurs où ils s’accumulent en de petits sacs que l’on nomme joliment « spermathèques ». Là, ils attendront patiemment l’apparition des œufs qu’ils fertiliseront à leur passage. Une punaise pond jusqu’à 500 œufs dans les jours qui suivent ses accouplements.

BRUTAL. Visibles sur le corps, les cicatrices témoignent du nombre de galants "reçus" par la femelle.

BRUTAL. Visibles sur le corps, les cicatrices témoignent du nombre de galants « reçus » par la femelle.

La copulation traumatique se retrouve chez un grand nombre de punaises, comme si ces espèces avaient entrepris de décliner l’envers de notre loi morale, tant dans leur façon de se nourrir (en piquant d’autres animaux pour absorber leur sang) que de se reproduire (par le viol). Ainsi le mâle ne pique-t-il pas toujours la femelle au même endroit. Dans les grottes du Texas et du Guatemala, on trouve une espèce que l’on devrait qualifier de « perverse fétichiste » tant le mâle ne sait distinguer le sexe de sa belle du reste de son corps. Il la pique n’importe où, lui transperçant le ventre, le dos, la tête. D’autres espèces sont « zoophiles », les mâles répandant leur semence dans des animaux d’autres espèces. Et la plupart des espèces de punaises sont « bisexuelles » :  les mâles peuvent s’accoupler indifféremment avec des femelles ou des mâles.

Mais le principe de la rencontre est le même : il s’agit toujours d’une perforation brutale, d’un viol, laissant sur le corps de la victime des cicatrices durables.

En son article 222-23, notre Code pénal qualifie de viol « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise »… Les punaises qui fréquentent nos lits depuis des millénaires, n’ont toujours pas appris à lire.

Pour aller plus loin…

FantasmesTobie Nathan, Tous nos fantasmes sexuels sont dans la nature (Fayard-Mille et Une Nuits, 140 p., 2013).

Et aussi le livre de Bernard Werber, grand connaisseur des insectes, L’Encyclopédie du savoir relatif et absolu (le Livre de poche), où il y a une belle description de la sexualité des punaises.

Enfin, ne pas oublier les vidéos d’Isabella Rossellini dans Green Porno (en anglais, It Books), où on la voit incarner différents insectes, dont une punaise (femelle, pour sa part).

 10-16 juillet 2013, N° 3236

logoL'express

Les autres chroniques à lire ici :

• L’abeille castratrice

• L’araignée meurtrière

• La mante cannibale

• La libellule fétichiste

• Le termite amoureux

2 réflexions sur “• La punaise violeuse

  1. Hier dans un jardin j’ai sauvé une punaise des herbes, elle s’est envollée et voilà, c’était peut- être un vilain violeur. Après la lecture, mon étonnement est sans limitte.
    Marianne R.

Laisser un commentaire