• L’araignée meurtrière

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N°3238/ 24 juillet 2013

CHAPITRE 3

Je m’avance dans l’enquête initiée par l’observation de l’accouplement des punaises (voir L’Express N°3236 du 10 juillet) et poursuivie par celui des abeilles (voir L’Express N°…). Je cherche surtout des témoignages d’invertébrés qui pourraient m’éclairer sur les fantasmes des humains.

Entretemps, j’ai fait une découverte. Si les êtres humains produisent des fantasmes, c’est-à-dire des scénarios imaginaires permettant d’inclure un autre être humain dans leur monde intérieur, ils produisent aussi le contraire, des défenses contre les fantasmes des autres, des contre-fantasmes, si l’on me permet ce barbarisme.

Ainsi existe-t-il chez certains humains des représentations terribles dans lesquelles la mort de l’autre est associée au plaisir. Ces représentations, heureusement très rares et si difficiles à comprendre, font quelquefois surface lorsqu’on recueille les confidences des tueurs en série. Ainsi Guy Georges, qui défraya la chronique dans les années 90 sous le nom de « tueur de l’est parisien », entretenait-il des relations amoureuses durables avec des jeunes femmes avec lesquelles il se comportait de manière normale. Mais lorsqu’il était happé par son « fantasme », il lui fallait alors faire souffrir, attacher, égorger, tuer d’autres femmes, des rencontres de passage[1]

Nous trouvons dans le monde des invertébrés l’équivalent d’un tel fantasme. Chez les Héléidés, une espèce de moustique de la classe des Cératopogonidés, c’est la femelle qui est la meurtrière. Attirée par les phéromones qu’ils dégagent, elle se dirige vers une nuée de mâles. Elle en repère un et plonge en piqué, l’assomme sous la violence du choc et s’agrippe à son abdomen. De ses solides pinces buccales, elle lui perce alors la tête et y injecte une sorte de liquide dissolvant. C’est par ces orifices qu’elle absorbera ses organes désintégrés, réduits à l’état de soupe. Avant de s’en débarrasser, la carapace vide du mâle reste collée au ventre de la femelle quelques minutes. C’est alors qu’elle est fécondée par le pénis d’un mâle dévitalisé, réduit à l’état de nourriture liquide. Et cette séquence est le seul mode d’accouplement des Héléidés, dans lequel les femelles ne savent aimer qu’un être sans vie.

Après la copulation, la femelle Araneus Pallidus tue le mâle et le dévore.

Après la copulation, la femelle Araneus Pallidus tue le mâle et le dévore.

Monde terrible que celui des invertébrés… Certaines espèces d’araignées réalisent aussi ce fantasme, Araneus Pallidus, par exemple.

Témoignage de Pallidus

Je suis né dans un cocon, un joli petit cocon couleur crème que ma mère a solidement attaché à la fourche de deux branches. Notre maman — ah, elle était courageuse, notre maman ! Pour nous nourrir, elle partait chasser en nous portant tous sur son dos. Nous étions bien une trentaine ! Et puis en grandissant, nous nous sommes égayés. Mes sœurs, bien plus casanières, se sont installées où elles ont pu, sous des feuilles, dans d’autres branches du même arbre où nous avons vu le jour. Mais nous, les garçons, nous sommes partis à l’aventure. Et aujourd’hui, comme vous me voyez, ça me démange… je cherche une femelle.

Lorsqu'il frétille d'excitation, le mâle sonne la femelle en tirant sur un fil de sa toile

Lorsqu’il frétille d’excitation, le mâle sonne la femelle en tirant sur un fil de sa toile

En voici une ! Je recule effrayé. Comme elle est grosse ; un monstre ! Je n’aurais pas imaginé qu’elle pouvait être aussi grosse. Je lorgne de mon œil droit supérieur. Elle est belle ! Et c’est surtout son web que j’admire, sans aucun trou, symétrique, psychédélique, hypnotique, parfait. J’approche lentement. Elle ne bronche pas. Quel est le code déjà ? De ma patte avant droite, je tire le fil qui fixe son web à la branche. Tuut tuut tuut… tut ! Huits coups brefs et un long. Mon Dieu ! Elle m’a entendu. Elle arrive en se dandinant. Je frétille d’excitation. Je recommence. Tuut tuut tuut… tut ! La voici devant moi. Elle secoue les pattes avant. J’ai déjà préparé ma capsule. Lorsque j’aperçois son épigyne, sa belle vulve à cinq pétales, je n’y tiens plus. Je bondis. J’essaie d’introduire ma capsule. Mais elle se débat. Je rate mon coup et me laisse tomber le long d’un fil de rappel. J’essaie une nouvelle fois. Elle est trop belle. Encore raté ! J’essaye encore, et encore… dix fois ! Je ne pense qu’à ça ! J’en oublie tous les conseils de prudence que nous nous sommes répétés des dizaines de fois, entre garçons. Et lorsque je parviens enfin à lui introduire mon spermatophore, mon ventre est juste sous ses chélicères, ses crochets à venin. Adieu mes frères ! Ne faîtes pas la même erreur. Pour un petit instant de plaisir…

 

L’avis de l’enquêteur

Chez Araneus Pallidus, une araignée de nos jardins, l’une des espèces d’épeire, aussi appelée « l’épeire pâle » parce qu’elle est translucide et presqu’invisible à contre-jour, la femelle attend au centre de sa toile. Le mâle la sonne en tirant sur un fil de la toile. Lorsque la femelle, jusqu’à quatre fois plus grosse que lui, perçoit l’appel, elle s’approche en présentant son abdomen. Le mâle a préparé un spermatophore, une petite capsule de sperme qu’il tient au bout de son pédipalpe. Il se livre à des contorsions jusqu’à lui fourrer son fragile objet transparent. C’est alors qu’elle enfonce ses chélicères dans son abdomen et le tue. Puis elle emporte le corps du mâle dans un coin de sa toile et entreprend de le dévorer.

Voici donc, réalisé dans ses moindres détails, le fantasme de la perte d’identité et la défense contre celui-ci, tels que les a magistralement décrits Georges Devereux :

« L’objet de cette étude est le fantasme que la possession d’une identité est une véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite les autres à anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du présomptueux – en général par un acte de cannibalisme… »[2].

Chez une cousine de l’épeire pâle, la belle épeire diadème (Araneus Diadematus), le mâle semble avoir entendu le conseil de Pallidus qui finit dévoré. Cette fois, le mâle ceinture la femelle et entreprend de la féconder en se tenant prudemment en arrière. Il fait son affaire le plus rapidement possible (entre trois et vingt secondes) puis saute vivement au sol et file se cacher le plus loin possible. De fait, la femelle n’a même pas pu apercevoir son galant.

Il a donc bien renoncé à son identité pour ne pas se laisser dévorer. Comme l’écrivait mon bon maître Devereux dans cette même étude, « Si mon partenaire se rend compte que je possède une identité, il va l’anéantir, en me dévorant ». Et il avait l’habitude de citer Ulysse en exemple qui, pour échapper à la dévoration, déclare à Polyphème, le cyclope, qu’il s’appelle « Personne ».

Le mâle de Diadematus a-t-il adopté la ruse d’Ulysse ?

T.N.

Pour aller plus loin :

FantasmesTobie Nathan, Tous nos fantasmes sexuels sont dans la nature. Paris, Fayard, 2013, 140 pages.

Et pour la description détaillée du mode copulatoire des araignées, Vitus B. Dröscher, Ils se déchirent et ils s’aiment. Paris, Seghers, 1975.

Par ailleurs, Isabella Rosselini, dans ses vidéos de Green Porno (en anglais, IT Books, 2009), incarne une araignée mâle qui approche à pas feutré, introduit ses spermatos par surprise et s’enfuit en courant pour éviter les représailles.

logoL'express N° 3238, du 24 juillet 2013

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[1] Patricia Tourancheau, Guy Georges. La traque.  Paris, Pocket, 2013.

[2] Georges Devereux, La renonciation à l’identité, défense contre l’anéantissement. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, 122 pages.

Les autres chroniques, à lire ici :

• La punaise violeuse

• L’abeille castratrice

• La mante cannibale

• La libellule fétichiste

• Le termite amoureux

Une réflexion sur “• L’araignée meurtrière

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