• Vider le sang jusqu’à la dernière goutte (Rithy Panh et Christophe Bataille)

A propos de L’élimination de Rithy Panh et Christophe Bataille

Un livre ? Un coup de poing dans l’estomac, plutôt ! Vous le prenez là, vous vous pliez en deux et ensuite vous réagissez… ou pas ! Mais alors, tant pis pour vous, parce que ce livre vous travaille, pénètre les méandres de votre âme et s’assoit là, tout au fond, comme un léopard à l’affût.

Rithy Panh

Rithy Panh, cinéaste cambodgien, survivant des massacres khmers rouges des années terribles 1975-1979, nous donne ici, avec l’aide de Christophe Bataille, un livre terriblement puissant, mais aussi, mais surtout, un livre intelligent ! Il n’est pas seulement un long hurlement — qu’il demeure quant au fond — il est aussi une lente déconstruction d’un système fou, totalement fou dans son habileté perverse. Un système où l’on perçoit une sorte de désespoir devant une équation insoluble. L’équation est connue : comment instaurer une société réellement communiste ? Eh bien, on peut dire que les Khmers rouges l’ont résolue, mais à la manière d’Alexandre tranchant le nœud gordien, en détruisant la société tout entière.

Le livre suit alternativement deux lignes, qui parfois s’enchevêtrent, mais dont chacune parvient à son terme. La première est le récit de l’adolescence de Rithy Panh, âgé de 11 ans au moment de l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh, le 17 avril 1975. Il vivra l’enfer jusqu’à son arrivée en France en 1980, perdra son père, sa mère, sa sœur et la plupart des membres de sa famille. Il sera affamé, frappé, terrorisé. Il survivra par miracle aux coups, aux maladies, à l’horreur qui donne naissance à plus encore d’horreur. Il raconte avec une certaine retenue les violences fondamentales qu’il subit et dont il fut témoin chaque jour durant ces cinq années dans les camps. Récits terrifiants dans leur précision photographique, mais cherchant à chaque fois à isoler un sens, une logique — une raison, fût-elle délirante. La seconde ligne parcourt les centaines d’heures d’entretien qu’il eut avec Kaing Guek Eav, dit Duch, responsable du plus terrible centre de torture et d’exécution « S21 », dans lequel au moins 12380 personnes furent torturées et la plupart ensuite mises à mort.

« À S21, nul n’échappe à la torture. Nul n’échappe à la mort. » (p.11)

Kaing Guek Eav, dit Duch

Mais pourquoi ? Pour installer un véritable régime communiste, il fallait se débarrasser des classes sociales qui résistaient à la révolution, les bourgeois, les intellectuels, les propriétaires… Et propriétaires de quoi ?  De quelque chose, de n’importe quoi… N’importe qui, au fond… Du jour au lendemain, à compter du 17 avril, des millions de Cambodgiens sont devenus le « nouveau peuple », euphémisme diabolique désignant ceux qui devaient être rééduqués et transformés, advenir en « nouveau peuple ». Le terme « nouveau peuple » désignait en vérité les parias du nouveau régime. « L’ancien peuple », en revanche, était censé être constitué des ouvriers agricoles et du prolétariat. Existait-il seulement ce peuple fondamental pour lequel œuvrait la révolution ? Sans doute pas, sinon que les révolutionnaires eux-mêmes, les dirigeants, pour la plupart bourgeois aisés et intellectuels de haut niveau, en faisaient partie au titre de « techniciens de la révolution ». Bourgeois et intellectuels…

« Pol Pot, Khieu Samphan, Ieng Sary, Ieng Thirith ont vécu à Paris pendant plusieurs années où ils ont étudié Rousseau et Montesquieu, les Lumières et la Révolution française, parfois Marx, certains textes de Staline ou de Mao » (p. 93)

Duch était évidemment de ceux-là. D’abord professeur de mathématiques, lettré, parlant correctement le français, capable de réciter de mémoire des poèmes d’Alfred de Vigny ou des fables de La Fontaine. Entre 1971 et 1973, il a dirigé un camp de rééducation dans la jungle où fut détenu l’anthropologue François Bizot, puis la prison S21 de 1975 à 1979. Capturé en 1999, il a été jugé en 2010 et condamné à 35 ans de prison. Il a fait appel et c’est en attendant son second procès qu’il a accepté les entretiens avec Rithy Panh.

Duch ne connaissait pas Rithy Panh, un numéro sans nom, destiné à disparaître, même pas un être, même pas un pou.

« Le ressort de la « démocratie pure », ce n’est ni l’honneur, ni la vertu, ni la pureté : c’est la destruction. Aussi, la démocratie pure n’existe-t-elle pas : elle est absence d’homme. Une formule mathématique appliquée à l’histoire. » (p. 191)

Rithy Panh ne connaissait que Duch, en revanche, responsable de tout ce qui lui était arrivé, à lui, à sa famille, à son pays… Il l’a observé, l’a filmé, l’a interrogé aussi, parfois. Il est resté sidéré devant les roueries dérisoires du vieux tortionnaire. Rithy Panh savait qu’entrer dans les mécanismes précis, les pensées exactes du bourreau lui permettrait, non pas d’apaiser son feu intérieur, mais de l’oublier, au moins quelque temps.

Livre terrible, disais-je, d’où l’on ne ressort pas indemne. La notion de « traumatisme », et surtout ce qu’elle est devenue jusqu’à désigner les petits moments du quotidien est broyée. Nous les, « psy », nous devrions le reconnaître, nous nous sommes fourvoyés. Le traumatisme n’explique rien, et surtout pas les pathologies. Si le traumatisme n’a pas grand sens, il existe en revanche des violences extrêmes, délibérément infligées à certains hommes par d’autres hommes qui les ont pensées comme éléments d’une stratégie. D’où l’importance d’identifier ces stratégies, en tant que procédures intellectuelles, de les mettre à plat. Ce livre est évidemment, de ce point de vue, un élément de psychothérapie.

« Je demande s’il cauchemarde la nuit, d’avoir fait électrocuter, frapper avec des cables électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d’avoir fait manger des excréments, d’avoir consigné des aveux qui sont des mensonges, d’avoir fait égorger… Il réfléchit puis me répond, les yeux baissés : ”Non”. Plus tard, je filme son rire. » (p. 13)

Je l’ai vu éclater de rire dans Duch, le maître des forges de l’enfer, le nouveau film tourné par Rithy Panh, qui a été retenu dans la sélection officielle du Festival de Cannes 2011 — je l’ai entendu, ce rire terrible, qui résonne et traverse les murs et les frontières. L’homme utilise cette même intelligence perverse à monter de nouvelles stratégies, à tromper les juges, à narguer les survivants, à salir la mémoire des martyrs.

Dernière question, enfin : à quoi donc servait la torture ? Certainement pas à faire parler, puisque les aveux extorqués, rédigés de manière stéréotypée dans des rapports gigantesques, étaient faux — ce que tout le monde savait, à tous les niveaux de la hiérarchie. La torture ne servait pas davantage à faire taire. La faim, d’abord, avait anéanti toute résistance — le pays entier avait été affamé. Et puis la terreur de tous les instants, la dénonciation permanente, les règlements absurdes et impossibles à connaître dans leurs détails, tout cela avait généré un pays pétrifié, un gigantesque territoire d’ombres. À quoi donc servait-elle, alors ? À convaincre que le monde pouvait être transformé par une idée. La torture est un acte intellectuel. Pour preuve cette torture incroyable dans son absurdité, consistant à vider une femme de tout son sang… Oui ! … lui planter deux cathéters, un dans chaque bras et la vider jusqu’à la dernière goutte. Dans le Kampuchea démocratique de Pol Pot, la torture était un acte idéaliste absolu. J’en frémis encore.

« Monsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. » (p. 99)

J’ai lu un certain nombre de livres sur les terreurs de masse, sous le régime nazi, dans l’empire soviétique, au moment de la révolution culturelle chinoise, pendant le génocide rwandais… pourquoi lire de tels témoignages, quelquefois à la limite de l’insupportable ? La description de ces violences extrêmes nous apprend, non pas seulement sur les capacités des humains  — et notamment les enfants — à survivre au pire ; non pas sur ce qu’on a appelé avec naïveté « la banalité du mal », mais sur les stratégies politiques réelles, telles qu’elles viennent s’incarner ; telles qu’elles  viennent s’incruster à l’intime de l’être. La psychologie, ce n’est au fond que de la politique incarnée.

 L’élimination, de Rithy Panh et Christophe Bataille restera inscrit en moi, comme d’autres grands livres, incontournable, comme  Si c’est un homme de Primo Levi, Auschwitz et après de Charlotte Delbo ou L’espèce humaine de Robert Antelme.

TN 

Rithy Panh, avec Christophe Bataille, L’élimination.  Paris, Grasset, en librairie le 11 janvier 2012.

À lire aussi :

Malay Phcar, Une enfance en enfer : Cambodge, 17 avril 1975 – 8 mars 1980, Éditions J’ai Lu, 2007 ; Pin Yathay, Tu vivras, mon fils, éditions de l’archipel, 2005 ; François Bizot, Le portail, Gallimard Folio, 2002.

Une interview de Rithy Panh par Thierry Hervieu et Laurent Devanne à l’occasion de la sortie de son film S21

Une vidéo où l’on voit Rithy Panh présenter le livre

2 réflexions sur “• Vider le sang jusqu’à la dernière goutte (Rithy Panh et Christophe Bataille)

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