• Trouve toi un maître

Georges Devereux

Durant mes années de formation, j’ai connu des instituteurs, des éducateurs, des professeurs, des guides Pour eux, j’ai ressenti de l’admiration ou de la colère – souvent de l’indifférence – devant eux, j’ai éprouvé peur ou fierté ; ils m’ont quelquefois gratifié, souvent tancé, parfois humilié – la plupart du temps ignoré – et c’était bien ainsi ! J’ai connu une seule fois la douleur d’avoir un maître. Devant lui, je me suis senti suspendu, toute pensée personnelle comme interrompue. Cette expérience ressemble un peu à une entrée au couvent – je me suis d’ailleurs longtemps, très longtemps… – senti cloîtré dans l’enceinte de sa pensée. Je parcourais les espaces, les théories, les êtres et restais pourtant confiné là où il m’avait posé à notre dernière rencontre. Mes idées poursuivaient la stricte progression de ce qu’il acceptait de me confier. Précisons : il ne s’agissait pas de son souhait, mais d’un mécanisme, une sorte de machinerie. Je n’aimais pas le rencontrer, d’ailleurs. J’évitais ces moments de face à face où ronronnait tranquillement sa nature à travers l’évocation de souvenirs, l’énoncé de phrases parfois profondes, parfois simplement raisonnables, les conseils et les condamnations, aussi, qu’il délivrait sans compter. Nos rendez-vous de travail duraient longtemps – quatre heures, douze heures, parfois ; j’en sortais broyé. Il m’a désarticulé, comme on démonte un pantin ; il m’a décoquillé, brisant ma carapace comme une noix, il m’a dénoyauté, comme une olive, jetant là ma chair, nue au monde. Et je me suis senti comme au premier jour avec le courage et l’inconscience des nourrissons.

Il m’a fasciné d’intelligence – l’intelligence que je préfère, agile, aigue, celle qui, par dessus tout, déteste l’ennui, qui enjambe les explications sans jamais se faire sybilline, mystique ou sophistique Il m’a pourtant laissé sidéré de contradictions Il parlait sans cesse d’humanité, de compréhension, de raison, d’amitié et ne s’intéressait qu’aux théories abstraites ; il affichait que la seule valeur était l’amour mature s’exprimant dans un couple stable et vantait sans cesse la gauloiserie radieuse des Indiens Mohave ; il idéalisait la psychanalyse, nous la présentait comme la seule véritable thérapeutique mais méprisait la plupart des psychanalystes de chair et de sang qu’il décrivait comme des bavards et des faiseurs. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1969 – il détestait les marxistes, les gauchistes, les contestataires, les trublions, tous ceux qu’il désignait comme des « négativistes sociaux », et d’ailleurs toute pensée qui s’inspirait ne fût-ce que de très loin du marxisme ; pourtant, il se comportait toujours et partout comme un insoumis, un anarchiste fondamental (1). Il ne possédait qu’une seule cravate qu’il nouait le samedi après-midi, son jour de séminaire – une cravate écossaise Lorsqu’il parlait en privé, il décrivait tous les ethnologues comme des plaisantins – sauf Marcel Mauss – tous les psychologues comme des farfelus – sauf Freud, et encore… seulement jusqu’en 1915. Il vantait les bienfaits du progrès et prétendait pourtant qu’en sciences humaines, il n’y en avait eu aucun depuis cinquante ans. Il a fait mine, quelquefois, de me convier dans son intimité pour me refuser aussitôt la moindre connaissance authentique de lui-même. Tel était Georges Devereux, mon maître. Aujourd’hui, je sais qu’un maître mène au caché mais ne le révèle pas, ne le désigne pas, ne l’explicite jamais – il est le chemin qui y conduit on ne peut être à la fois contenant et contenu.

J’ai travaillé dix ans avec lui – de 1971 à 1981 -, d’abord sous sa direction et puis, de plus en plus auprès de lui, comme un apprenti : nous avons fondé ensemble la première revue française d’ethnopsychiatrie (Ethnopsychiatrica ) , nous envisagions souvent ensemble les prolongements concrets que son enseignement aurait dû comporter. Il se plaignait sans cesse de n’avoir aucun laboratoire, aucun crédit de recherche pour ses étudiants, aucune audience auprès des instances administratives. Mais avec quel soin évitait-il tout contact avec les personnages officiels, les représentants de l’administration (2). Les derniers temps de notre fréquentation, il se comporta avec moi comme avec un héritier, me demandait d’assurer son séminaire lorsque, étouffé par son insuffisance respiratoire il ne pouvait s’y rendre, insista auprès de l’Ecole des Hautes Études afin que j’obtienne un enseignement que j’ai d’ailleurs assuré une année durant, en 1977-78, en tant que « chargé de conférences ». J’étais alors trop petit pour le savoir : on n’hérite pas d’un maître ; on est seulement métamorphosé par lui ! Je l’ai un jour appris à mes dépens ! Un samedi de 1981, nous étions quatre de ses élèves à nous réunir afin de créer la première consultation d’ethnopsychiatrie – quatre cliniciens, psychiatres et psychologues, de formation psychanalytique. Nous avions certes une connaissance théorique de ce que l’on appelait déjà l’ethnopsychiatrie – l’étude des manifestations spécifiques des désordres dans certaines cultures, l’analyse des systèmes traditionnels de prise en charge – mais aucune idée des pratiques réelles que de telles connaissances pouvaient produire. Le soir même, il rompait toute relation avec moi. Je n’ai pas protesté, n’ai ressenti ni amertume ni rancune. Certains qui l’ont vu les années suivantes ont prétendu qu’il s’agissait d’une crise passagère, que je me devais de reprendre contact, de le revoir. Je savais qu’il n’en était rien.

J’aime à penser qu’en agissant ainsi, il reprenait simplement sa vraie place, celle du maître, pour me guider une dernière fois. J’imagine qu’il s’agissait du dernier enseignement qu’il m’administrait : m’apprendre à partir. Je voudrais continuer à croire qu’au fond, il souhaitait me transmettre la rage de poursuivre. C’est en tous cas la leçon que je crois avoir saisi Je me suis surtout occupé de clinique.

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(1) « En 1968, il est furieux. « Mon coeur crevait d’angoisse et de souci pour ces jeunes qui se préparaient un monde invivable, totalitaire. Ils n’avaient aucune chance d’établir leur monde anarchiste et idéaliste ». Catherine Clément : « De l’angoisse à la méthode » par Georges Devereux. Le Matin du 20 mai 1980, p. 34.

(2) « Méconnu, Georges Devereux l’est resté parce qu’il a toujours été rebelle, et d’abord rebelle à « l’establishment » : il n’a jamais rien demandé à personne, et cela se sent. D’où vient-il ce génie étrange, cet espèce de sorcier brûlé au dessus de lui-même ? » Le Matin du 20 mai 1980.

l’article en entier : « L’héritage du rebelle« 

4 réflexions sur “• Trouve toi un maître

  1. Bonheur de retrouver sous les feux de l’actualité un homme remarquable qui m’a peut être complétement oublié mais dont j’ai gardé un excellent souvenir , lors d’un colloque sur la peau à Millau, où je me tiens toujours (dans ma peau et dans ma ville) et où nous échangeames quelques propos autour d’un verre de wisky et dont vous repartites avec un petit bout de peau en forme d’homme ou plutôt d’habit (et si je me suis raté sur les passés simples, faites excuses…c’est sorti comme ça…) votre livre est commandé… j’en rêve dèjà cordialement

  2. Pirké Avot chapitre 1, 6.

    Yehochouâ, fils de Prahia, et Nitaï d’Arbel furent les disciples des précédents. Yehochouâ, fils de Prahia disait : « Fais-toi un maître, acquiers toi un compagnon d’étude et juge tout homme sous un jour favorable. »

  3. Je vous suis de loin comme l’indien le nuage.
    J’étais jeune étudiante assistante sociale quand j’ai découvert interloquée, ébahie, vos consultations. Il y avait tout ! l’idée pleine de l’accueil, l’envie de comprendre et d’aider. J’aime l’injonction qui chapote ce billet : trouve ton maître. J’ai mal à l’âme, je suis sans maître, errante. Je me sens en fraternité avec tous les gens qui cherchent, doutent, ont mal, ne
    savent pas. J’aime toutes vos interventions, vous me faites du bien. Merci

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