Je suis né après ma naissance. La France, mon pays, j’y suis arrivé un peu tard, en 1958 — comme de Gaulle au pouvoir — déjà âgé de dix ans, déjà fabriqué, pour ainsi dire. Je ne comprenais pas l’ambiance, de tristesse et de plainte qui y régnait alors. Mes parents n’avaient été ni déportés ni collabos, ni bofs ; et certainement pas de ces moutons que raillait le Général. Quand je suis arrivé en France, pourtant, chacun n’avait qu’une idée en tête — peut-être est-ce encore le cas aujourd’hui… ou du moins l’était-ce encore jusqu’à l’élection de Sarkozy, en 2007 — tout le monde n’avait qu’une idée, disais-je : régler les comptes de la guerre. Nous autres, Français, je l’ai compris depuis, nous acharnons en argumentations, éternels opiniâtres de nos raisons… raison d’être pétainiste, raison d’être communiste, raison d’être pacifiste… en ces temps, il y avait encore de tout ! Mon ami, Jean-Loup, aujourd’hui grand reporter dans un hebdomadaire prestigieux, me montrait les jambes frêles de son père : « C’est Buchenwald, m’expliquait-il, pour le reste il a bien récupéré, mais les jambes sont restées aussi maigres qu’au retour du camp »… Nous avions 11 ans, douze, peut-être ; nous partagions nos premiers étonnements, nos questions sur le monde, nos premiers émois et nos intérêts pour les filles, aussi, bien sûr ! Pour moi, il était la France et lorsqu’il m’invitait chez lui, je regardais sa famille, je les observais me faisant une manière d’ethnologue. Eux aussi, du reste. Pour eux, j’étais cet étranger qu’ils aimaient connaître. Ils étaient comme ça ! — chez eux, on posait mille questions.
La France, je l’ai rencontrée aussitôt arrivé, dans le même temps où je me suis découvert. Se découvrir prend ici un double sens : à la fois se dévêtir, se montrer, et aussi se connaître, se découvrir soi-même, reconnaître sa propre étrangeté. J’ai toujours été étrange à moi-même, considérant au fur et à mesure du temps, que la seule véritable tâche d’homme consistait à s’adapter à ses propres singularités.
Nous étions à la veille de Pessah, la pâque juive. Il faisait beau, je m’en souviens ! C’était aussi une découverte ce pays où l’on remarquait le jour où il faisait beau ! Le maître, « Monsieur M…» — j’aimerais dire son nom, mais je n’ose pas ! Il vaut mieux laisser dormir les morts… —, tablier gris, repassé de frais, cheveux gominés, plaqués en arrière, cynique, raffiné, ironique, français… Le maître interrompt la leçon 5 ou 10 minutes avant l’heure. Moment de détente, proposition de parole libre. Il faudrait prévenir les migrants : il n’existe pas de parole libre. Lorsqu’elle est libre, ta parole te dénonce plus encore ! Je lève la main : « Msieur ! Demain, je serai absent… je ne viendrai pas à l’école. _ Ah oui ? Et pourquoi donc ? _ Msieur, mais c’est Pâque ! On va faire la Haggadah ! » Moment de perplexité dans la classe. Les autres élèves prêtent l’oreille, tendent leur attention vers le maître pour savoir que penser. Aucun dans cette classe de CM2 d’une petite école de Gennevilliers n’avait sans doute la moindre idée de ce qu’était la « haggadah »… Monsieur M. non plus, du reste, qui résolut de se moquer : _ Ah oui ? répétait-il, tu ne viendras pas demain… Au oui ? Tu vas faire haggadah sur mon bidet ? Il avait donné le ton ! Il l’avait dit sans broncher, son calembour, sans même sourire ; il voulait nous montrer que l’humour ça le connaissait. Il était l’esprit français, le cynisme sophistiqué, Sacha Guitry en personne. Le message avait été clair. Le maître avait sonné la dérision, les élèves ont naturellement obéi. Ils ont éclaté de rire… J’ai par la suite souvent rêvé de Monsieur M… Il fait partie de mes initiateurs, de ceux après qui l’on ne pourra jamais plus être ce que l’on était avant. Je me suis souvent demandé (je me demande encore) ce qui m’avait pris d’exhiber ainsi ma singularité, sans que personne ne me l’ait demandé… D’autant que j’avais été prévenu. Un camarade étrangement mûr m’avait averti : « ferme la ! Ici, tu es en France ; on ne dit pas qu’on est juif. Lorsqu’on est juif, on le cache ! » Et je n’y avais pas pris garde. Les hommes sont des sortes de singes ; ils ne peuvent être alertés par la seule parole.
Treize ans plus tard, dans cette même ville de Gennevilliers, le 10 novembre, jour de mon anniversaire, j’écrivais sur une page de carnet ces quelques mots que je retrouve intacts en ma mémoire : « J’ai 22 ans, je suis amoureux et de Gaulle est mort… »