• L’abeille castratrice

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 CHAPITRE 2

Sur la trace d’un fantasme

Je poursuis ici l’enquête initiée par l’observation de l’accouplement des punaises (voir L’Express N°3236 du 10 juillet). J’étais parti à la découverte des fantasmes des humains en observant la copulation des invertébrés.

Avant de m’avancer, je voudrais ici préciser une notion. J’appelle « fantasme » le scénario par le biais duquel un individu inscrit un autre individu dans sa constellation psychique. Ces scénarios, souvent nébuleux et pré-conscients, mais parfois parfaitement clairs, sont le véritable ressort de la relation entre deux êtres humains.

Il y a une centaine d’années, le bon père Freud s’était escrimé à décrire avec le plus de détails possibles le fantasme de castration. Il s’agissait pour lui d’images, bien sûr. Il n’attribuait aucune réalité concrète à ce type de représentations ; sa théorie parlait à l’esprit. Selon lui, certaines personnes vivent totalement sous l’emprise d’une sorte de loi inconsciente, une formule, que l’on peut schématiser ainsi : « S’il le possède (le phallus), il est tout et je ne suis rien. Si, au contraire, c’est moi qui le possède, je suis tout et il n’est rien ».

Le monde des invertébrés démontre que cette loi n’est pas si absurde qu’elle pourrait paraître à première vue — du moins chez certains animaux.

Témoignage d’Apis

Je suis âgée de huit jours. Bien sous tous rapports, de grands yeux brillants et une robe jaune et noire, du plus bel effet, façon tigresse. J’ai grandi au couvent – où j’étais mélangée au reste du couvain, mais je sais depuis toujours que je ne suis pas comme les autres. J’ai un destin ! Chez nous, sous couvert de démocratie, d’intérêt de la collectivité, on vous serine sans cesse la même morale. « Vous êtes des centaines. Une seule d’entre vous règnera. La plus grande, la plus vive, la plus attirante… Mesdemoiselles, je n’ai qu’un mot à vous dire : à vous de jouer ! » Allez ! Je sais bien que ce n’est pas vrai… On ne nous nourrit pas de la même façon. Certaines mangent la même tambouille, celle que j’appelle « la soupe populaire » et d’autres, la gelée royale. Alors, il suffit de graisser un peu la patte des ouvrières, de leur offrir quelques massages des antennes et le tour est joué. Une double ration à chaque tétée… Du coup, j’ai très vite senti mon ventre se gonfler et dans le bas, tout près de ma vulve, des vibrations qui m’énervaient.

C’est le grand jour ! On s’agite dans tous les sens. Il fait une chaleur d’étuve. Des ouvrières se tiennent devant l’entrée, en arrêt, comme en suspension, vibrionnant de toutes leurs forces. Elles font « la danse du ventilateur » pour rafraîchir l’atmosphère. Et voilà que sortent mes consœurs, par paquets d’une dizaine. Je les trouve moches, fripées. L’inquiétude les défigure. Elles arrivent sur la plate-forme, hésitent un moment, tournent à droite, à gauche, recherchant les phéromones et s’envolent toutes dans la même direction. J’attends encore. Il sera bien temps d’accomplir mon vol nuptial. J’ai confiance en ma destinée.

Ça y est ! J’ai pris mon envol, un peu hésitante, bien sûr. C’est presque la première fois. Je n’ai accompli que deux vols d’essai de quelques minutes chacun. Je ne suis pas une spécialiste. Je vole en hauteur, à près de dix mètres. Il fait un peu plus frais, là-haut. Du coup, j’accélère. La vitesse est grisante. Parvenue au dessus du sapin, j’aperçois devant moi un nuage de lourdauds. On dirait que c’est le lieu de rendez-vous. Je ne tiens pas à me mélanger à la populace. Je prends de la hauteur.

Soudain, je sens l’un deux qui m’agrippe par derrière. Je me retourne assez pour apercevoir son pénis, gigantesque, presqu’aussi grand que lui. Je ressens à nouveau ces mêmes vibrations tout près de ma vulve. Je m’ouvre en grand. L’idiot me pénètre. Je ne sais pas à quoi il ressemble. Je n’ai pas eu le temps de voir sa tête. Collé à moi, il ne bouge plus. Me voici obligée de battre des ailes comme une folle pour conserver la hauteur. Je le sens qui éjacule. Son sperme est fort. Il me réchauffe. Et il recommence à bouger et éjacule une nouvelle fois. Je ne sais combien de fois il l’a fait. Il ne bouge plus. Épuisée, je me pose en bourdonnant de plaisir sur une fleur jaune d’or. Il est toujours collé à moi. Quelle glu, ce type ! Avec les pattes arrière, je le repousse de toutes mes forces, tout en battant des ailes pour m’éloigner. L’idiot se détache enfin. Il m’a laissé son sexe. Bof ! Il ne pourra plus rien en faire…

  

L’avis de l’enquêteur

abeillesChez l’abeille mellifère (apis mellifera), il existe trois « genres ». Les ouvrières, femelles non sexuées, les femelles sexuées et les mâles, que l’on appelle faux-bourdons. Le jour de l’accouplement, les sexuées, candidates à la royauté, s’envolent rejoindre la congrégation de faux-bourdons, qui se réunissent en grand nombre, en bourdonnant dans les airs. Il semble bien que cet attroupement produise une concentration de phéromones qui, tout à la fois attirent les femelles et déclenchent leur comportement sexuel. Lorsqu’un faux-bourdon a repéré une femelle sexuée, il s’agrippe à elle de toutes ses forces et la pénètre. Après l’accouplement, la femelle se détache violemment de lui, entrainant généralement la castration du mâle. Déchiré, éviscéré, le mâle ne peut survivre au coït. On peut reconnaître une femelle fécondée au filament blanc qui pend sous son abdomen, sa « traîne », et qui est une partie de l’appareil digestif du mâle, arraché au moment de la séparation.

Nous retrouvons ici le fantasme de castration postulé par Freud, réalisé dans toute sa perfection. Le mâle ne l’a plus et n’est plus rien, puisqu’il est mort. La femelle, quant à elle, conserve tout le sperme qu’elle emmagasine dans sa spermathèque. Mais un seul accouplement ne suffit pas à la remplir. Elle accomplira d’autres vols nuptiaux — jusqu’à une dizaine — pour faire son plein de spermatozoïdes. Après cela, elle rentre à la ruche, sans doute épuisée. Si elle a la chance de devenir reine, elle utilisera le sperme obtenu pour féconder elle-même ses œufs durant toute sa vie. Elle pourra vivre jusqu’à quatre ans et pondre plusieurs millions d’œufs. Ainsi, la reine est tout : elle a obtenu le Phallus, puisqu’elle devient mâle et femelle, et dispose à la fois des ovules et des spermatozoïdes.

On ne peut s’empêcher de penser aux récits de vagin denté tels qu’on en trouve en quantité dans les mythologies de l’Inde. Pour exemple, ce mythe rapporté par Verrier Elwin, auteur d’un merveilleux livre (1) publié en 1947, Maisons des jeunes chez les Muria :

« Il y avait une fille de Rakshasa qui avait des dents dans son vagin. Elle vivait le plus souvent comme une tigresse, et gardait toujours avec elle dix ou douze tigres. Quand elle voyait un homme, elle se changeait en une jolie fille, le séduisait, lui tranchait le pénis, le mangeait elle-même et donnait le reste du corps aux tigres. »[1]

Les habitants de l’Inde, inventeurs de ces récits, connaissaient-ils la sexualité des abeilles ?

T.N.

(1) Maisons des jeunes chez les Muria (Gallimard, 1959), p. 241.

FantasmesPour aller plus loin :

Tobie Nathan, Tous nos fantasmes sexuels sont dans la nature. Paris, Fayard, 2013, 140 pages.

Sur les abeilles, on ne peut rater le classique Vie et Mœurs des abeilles de Karl von Frisch, dans la nouvelle traduction paru en 2011 chez Albin Michel, qui contient une excellente préface de François Bouvier.

Et les fameuses vidéos d’Isabella Rossellini que l’on trouve dans Green Porno (en anglais, IT Books, 2009), où on la voit incarner différents insectes dont des abeilles des trois genres : reine, femelle non sexuée et mâle.

logoL'express N° 3237 17 au 24 juillet 2013

Les autres chroniques, à lire ici :

• La punaise violeuse

• L’araignée meurtrière

• La mante cannibale

• La libellule fétichiste

• Le termite amoureux

Une réflexion sur “• L’abeille castratrice

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