Alexa… La vengeance d’Héphaïstos

par Tobie Nathan

Comme l’assistant Google ou Siri pour Apple, le système connecté d’Amazon fait répondre notre environnement à la voix de son maître. Le dernier cri de la technologie ? Plutôt une redécouverte des inventions légendaires du dieu grec forgeron, ingénieur aussi génial que rusé.

Publié dans Philosophie Magazine n°137, Mars 2020

C’est incontestablement Héphaïstos, le dieu forgeron fils de Zeus et de Héra, qui fut l’inventeur des assistants personnels intelligents,à une date indéterminée de l’Antiquité, au plus tard au VIIIe siècle avant notre ère. Boiteux et le souffle court, il créa des trépieds automobiles, capables de se mouvoir seuls grâce à des roues d’or, trépieds à qui il commandait de porter nectar et ambroisie aux dieux. Le poète comique Cratès (IVe siècle av. J.-C.) emprunta son idée pour imaginer un monde sans esclaves. Là, les meubles s’avanceraient d’eux-mêmes à l’appel de leurs maîtres. « Présente-toi, table ; toi, prépare-toi de toi-même. Pétris, mon petit sac de victuailles. Verse, coupe. Où est la coupe à boire ? Va te laver toi-même » (fragment des Bêtes sauvages).

L’époque moderne a largement démocratisé l’invention d’Héphaïstos. Lors de la seule année 2019, il se serait vendu plus de 200 millions d’enceintes connectées, telles que Google Home, HomePod et autre Amazon Echo… On en prévoit le triple dans deux ans. Ce sont ces petits appareils, en général cylindriques, parfois ovoïdes comme de grands galets, qui envahissent désormais nos maisons. Équipés de haut-parleurs de qualité et de plusieurs micros, ils peuvent saisir la voix à travers la pièce. On leur ordonne d’allumer ou d’éteindre la lumière, le four, le chauffage ; d’ouvrir ou de fermer les volets de la maison, de mettre une musique d’ambiance, de démarrer un programme de télévision ; on leur demande le temps qu’il fait dehors, le numéro de téléphone du plombier, qu’ils appelleront aussitôt ; on peut également leur poser des questions de culture générale – l’âge de Périclès au moment de sa mort ou le nom de l’actrice qui joue Pandora dans le film d’Albert Lewin. Et l’appareil répond quasi instantanément.

Il n’est jusqu’à l’intelligence et la voix de tels appareils qui n’aient été imaginées par les Grecs anciens. Dans les tréfonds de ces servantes animées, précise l’Iliade, se trouvent « une pensée réfléchie, une voix et une force ». Les concepteurs du système d’Amazon équipant les enceintes Echo ont d’ailleurs voulu faire référence à l’Antiquité en le baptisant Alexa, censé évoquer la bibliothèque d’Alexandrie. Cependant, si l’on se réfère à sa seule étymologie grecque, il signifierait plutôt « sans mot », étant formé du privatif a- et de lexis, « mot ».

Alexa a une belle voix de femme, mais on peut évidemment l’échanger contre une voix d’homme, bientôt contre celle d’un acteur ou d’un chanteur. Amazon l’a récemment dotée d’émotions. Ce n’est plus la voix mécanique de l’ordinateur Hal du film 2001. L’odyssée de l’espace, celle d’Alexa peut désormais exprimer la joie ou la déception. Elle ne prend plus le même ton pour annoncer la météo ou relater une catastrophe ferroviaire. Elle pourra même être désolée de vous apprendre que votre équipe préférée a perdu son dernier match. 

Une polémique a récemment éclaté au sujet des enceintes connectées reliées à des systèmes intelligents. Leur micro reste branché en permanence. Pour améliorer Alexa, pour lui apprendre de nouvelles intonations, de nouvelles voix, de nouvelles langues, des milliers d’employés d’Amazon écoutent les conversations des usagers. Des situations problématiques ont fini par se poser lorsqu’il leur est arrivé de surprendre un cambriolage, un meurtre ou, plus souvent, une commande de drogue à un dealer. 

Héphaïstos n’était pas qu’un inventeur de génie, il était aussi rusé. On se souvient qu’il fabriqua un automate singulier, un filet invisible qui se referma sur les ébats d’Aphrodite, son épouse adultère, avec son amant Arès. Il convoqua alors l’assemblée des dieux qui, voyant les deux amants coincés en l’acmé de leurs rapports, éclatèrent d’un immense rire qui roula sur l’Olympe. Est-ce de ce même rire qu’ils rient aujourd’hui en nous voyant dépossédés de notre intimité ? 

Lire dans Philosophie Magazine n°137, Mars 2020

Histoires de vieux grimoires

À propos de deux romans récemment parus :

Michael David Lukas, Le dernier veilleur du vieux Caire. Paris, Mercure de France

et

Stefan Hertmans, Le cœur converti. Paris, Gallimard.

On peut aussi écouter la chronique sur le site d’Akadem ici <—

Le passé finit toujours par sourdre des interstices des vieilles pierres. Je vais vous parler de deux romans et d’une très vieille synagogue que j’ai connue enfant : la synagogue Ben Ezra du vieux Caire, en Égypte… Lire la suite