• La mante (l’amante) cannibale

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N°3239/ 31 juillet 2013

CHAPITRE 4

Quatrième enquête proposée ici, que nous aurions pu intituler « jusqu’à en perdre la tête », où nous verrons se déployer les bras ravisseurs de la mante religieuse.

Poursuite des fantasmes dans les herbes

Je suis impressionné par la fécondité de l’hypothèse initiale. Il n’existe aucun fantasme humain qui ne trouve son équivalent dans la vie sexuelle des invertébrés, et tout particulièrement dans celle des insectes. Il faut dire que les insectes représentent, d’un certain point de vue, notre inverse. Eux exposent au monde une carapace, sorte d’armure, enfermant dans deux renflements, l’abdomen et la tête, une soupe chimique sophistiquée. Nous, les vertébrés, avons adopté une solution opposée. À notre surface, une consistance molle, des strates de peau innervée, enveloppe sensible, et en notre centre, du dur, très dur, des os faisant structure, notre squelette. Nous sommes fondamentalement contraires. Il n’est pas étonnant de retrouver dans la normalité des uns, dans leur comportement sexuel, les folies des autres, leurs fantasmes. (voir L’Express N°…). Je suis donc parti à la recherche des témoignages d’invertébrés…

VORACE Sa posture de prière lui a valu son nom ; sa rapidité à saisir ses proies, le surnom de « tigre des herbes ».

VORACE Sa posture de prière lui a valu son nom ;
sa rapidité à saisir ses proies, le surnom de « tigre des herbes ».

J’ai été mis sur une nouvelle piste par la lecture du poète des êtres à six pattes, infatigable observateur d’un monde de passion enfermé sous des cloches de métal : Jean-Henri Fabre. Qui traverse la Provence sans ses Souvenirs entomologiques [1] sous le bras, n’a pas vu que le ciel se cache parfois à ses pieds. Parmi ses tableaux, précis et poétiques, on trouvera sa magistrale description de l’accouplement de la mante religieuse.

C’est un insecte, mais il est grand, pouvant atteindre jusqu’à 8 cm de long. Seul parmi les insectes, sa tête, gracieuse et triangulaire, surmontée de deux yeux protubérants, peut pivoter. Elle peut même accomplir un tour presque complet, jusqu’à 270°. La mante reste de longues heures immobiles, les deux pattes avant munies d’énormes pinces repliées, en une attitude de prière. Cette posture lui a valu son nom de mantis, en grec, qui signifie « le devin ». Les chrétiens y verront une attitude de prière et ajouteront son adjectif, la faisant « religieuse ». Du temps de Fabre, on la disait Prègo-Diéu en langue provençale, autrement dit : « prie-Dieu ». Mais gare à celui qui s’y fie ! Ses bras-ravisseurs sont capables de se détendre, tels des ressorts, à la vitesse de l’éclair, pour saisir le malheureux criquet égaré, qu’elle dévorera ensuite en quelques minutes, ne laissant que les ailes. Sa voracité lui vaut un autre de ses surnoms, celui de « tigre des herbes ».

Témoignage de Mantis mâle

C’est un jour d’août. J’apprécie la chaleur qui me fait dresser les antennes, qui gonfle mes liquides sous ma carapace. J’aime les grosses ! Je ne peux m’y soustraire. Oui ! Je suis attiré par elles comme par un aimant. C’est plus fort que moi. Je ressens une douleur dans l’abdomen, une insupportable tension qui ne s’apaise que lorsque je me mets en route. Lorsque je perçois la trace de l’une d’elles, je suis comme hypnotisé, conduit par une onde, un fluide. Je cueille ça et là des particules de son odeur et la suis comme un chien, mais à distance et sans bruit, pour ne pas me faire repérer. Ma couleur m’aide pour me dissimuler ; ma couleur est celle de l’herbe brûlée, des brindilles séchées au soleil.

Mais je ne suis pas qu’un corps ; j’ai une tête aussi ! Je suis passionné de philosophie, surtout ces pensées de l’abnégation, qui circulent entre nous, les jeunes mâles, lorsque nous nous croisons — de belles idées comme « je n’existe que pour elle » ; ou bien : « je donnerais ma vie pour qu’elle bénéficie d’un instant de bonheur »…

ORGASME Après la copulation, la femelle tranche la tête du mâle. Seul moyen pour lui de jouir.

ORGASME Après la copulation, la femelle
tranche la tête du mâle. Seul moyen pour lui de jouir.

La voici ! Verte et mûre, l’abdomen gonflé, elle est énorme ! Ma tension est extrême. Je ne fais pas un geste, pourtant, pas un pas. Il ne faut pas qu’elle se doute de ma présence. Puis, très lentement, je fais le tour du bosquet. Je suis maintenant très précisément derrière elle, à peut-être 40 ou 50 cm. Elle se tient droite, parfaitement immobile pour percevoir le moindre mouvement de proies qui pourraient passer à sa portée. Et j’avance. Je ne peux pas dire… millimètre après millimètre. J’avance sur place. Ma tension est à son comble. Lorsque je ne suis plus qu’à 5 cm, je détends mes ailes et saute sur son dos. Et je la pénètre. Elle reste là, toujours immobile. Elle est belle. Elle me dépasse d’une bonne moitié. Ma douleur à l’abdomen devient intolérable. C’est alors qu’elle semble percevoir ma présence. Elle tourne la tête. Ses yeux plongent dans les miens. Et ses bras ravisseurs me tranchent la tête, comme ça, d’un seul coup. C’est alors que je ressens enfin un soulagement. Je me libère, j’éjacule. Dans mon corps pris de soubresauts, la sensation est extrême. Mon éjaculation se poursuit à l’infini, alors que ma tête détachée est déjà à moitié dévorée sous ses mandibules. Ce plaisir parfait ne dure pas très longtemps, le temps que le souvenir de la vie quitte le corps, mais il est incomparable.   

 

L’avis de l’enquêteur

Nous savions de longtemps que la femelle de la mante religieuse dévore son mâle après l’accouplement. Dans ses minutieuses descriptions, Fabre attribuait cet étrange comportement à la faim insatiable de la femelle. D’autres ont par la suite prétendu que l’ovulation provoquait un besoin en protéines qui n’était satisfait que par la dévoration du mâle. Mais des recherches plus récentes ont montré, au moins chez certaines espèces de mantes religieuses, la présence d’un mécanisme inhibiteur situé dans la tête, dans un ganglion nerveux, empêchant le mâle d’expulser sa semence. Ainsi la décapitation lui permet-elle de se débarrasser de cette inhibition. L’accouplement de ces mantes religieuses ne peut donc s’accomplir que par le corps d’un mâle sans tête.

Cette notion selon laquelle l’inhibition sexuelle se trouverait dans la tête, la pulsion ne s’exprimant qu’après en être libéré, est, comme on le sait, un fantasme très répandu dans l’espèce humaine. Il se retrouve même dans certaines théories psychologiques ; il n’est certainement pas absent de la théorie de Freud, jusque dans le concept de refoulement. Ce même fantasme trouve son expression dans certaines pratiques sexuelles d’étranglement destinées à accroitre le plaisir.

Mais il n’est pas si récent. On en trouve les prémisses dès l’antiquité biblique dans ces étranges traditions reliées à la cueillette d’une racine de forme grossièrement humaine que l’on nomme mandragore. Cette plante, censée procurer à celui qui la possède pouvoir et fécondité, était arrachée de terre avec d’infinies précautions au décours de rituels complexes. Les plus recherchées étaient celles qui poussaient sous les gibets car l’on pensait que la mandragore était fécondée par le sperme des pendus. Là aussi la séparation de la tête sous la brutale pression de la corde, produisait la fécondité la plus vigoureuse susceptible d’ensemencer jusqu’à la terre.

T.N.

Pour aller plus loin :

FantasmesTobie Nathan, Tous nos fantasmes sexuels sont dans la nature. Paris, Fayard, 2013, 140 pages.

logoL'express N° 3239, du 31 juillet 2013

LogoFrCulture–> pour écouter la chronique sur France Culture dans les Bons plaisirs

Les autres chroniques, à lire ici :

• La punaise violeuse

• L’abeille castratrice

• L’araignée meurtrière

• La libellule fétichiste

• Le termite amoureux


[1] Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, édition complète Robert Laffont, Collection Bouquins, 2 tomes, Paris, 2000.

2 réflexions sur “• La mante (l’amante) cannibale

  1. Pingback: Dans la chaleur de l’insecte | Le blog de Tobie Nathan

  2. I think your description of copulation from the male mantis’s view is terrific and very erotic, except for one detail: the female doesn’t slice the male’s head off with her forelimbs, they don’t do that. Instead she pulls the male’s head to her mouth and begins to nibble slowly on it, as she does all her food. The male, seemingly immobilized by pleasure, doesn’t object. As she eats further and further down his torso, the female bends her abdomen to bring him closer to her mouth parts.

    (Je pense que votre description de la copulation de la vue de la mante mâle est formidable et très érotique, sauf pour un détail: la femelle ne tranche pas la tête du mâle avec ses membres antérieurs, ils ne le font pas. Au lieu de cela elle tire la tête du mâle vers sa bouche et commence à grignoter lentement dessus, comme elle fait toute sa nourriture. Le mâle, apparemment immobilisé par le plaisir, ne s’y oppose pas. Aloes qu’elle mange de plus en plus bas sur son torse, la femelle penche son abdomen pour le rapprocher de ses parties buccales.)

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