• Nous ne devons pas abandonner la pensée de la différence à la droite

« Il leva les yeux et voici trois hommes qui se tenaient devant lui. Il les vit et courut à leur rencontre au seuil de la tente et se prosterna contre terre. Et il dit : “Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteur ! Qu’on aille quérir un peu d’eau et lavez vos pieds, et reposez-vous sous l’arbre”… Abraham rentra en hâte dans sa tente, vers Sarah, et dit : “Vite, prends trois mesures de farine, de pur froment, pétris et fais des gâteaux…” » Genèse, 18, 2-7.

J’écris ce texte en tremblant presque… Il me fait peur, mais il me tient au ventre. Il est des moments où on finit par passer outre les appels à la prudence, les craintes de l’utilisation politicienne… c’est comme un prurit ; on ne peut s’empêcher de gratter.

La différence ?… je n’ose pas dire « culturelle », c’était pratique ce mot, il était flou, mais on savait grosso modo à quoi il renvoyait… alors comment dire ? Les attachements, plutôt, aux « choses » qui nous constituent, les langues, les dieux, les médicaments, toutes sortes de médicaments, les poudres traditionnelles qu’on introduit par scarification à la naissance des enfants en brousse, en Afrique, comme les vaccins que nous faisons à nos nouveaux-nés. Alors pour qu’il n’y ait aucune ambigüité, posons les choses d’emblée :

Tous les hommes sont semblables ; les choses qu’ils fabriquent et qui les saisissent sont différentes.  

Et la question qui me taraude l’esprit : s’il n’est plus possible de penser la différence, comment pratiquer l’hospitalité ?

Abraham ne se contente pas d’accueillir l’étranger qui lui demande, il se précipite au devant de lui, considérant comme un privilège d’accorder son hospitalité…

Abraham initie l’hospitalité, non pas comme on l’a répété par amour du prochain — par amour d’un semblable, donc —, mais parce qu’il ne veut pas rater l’inconnu auquel l’étranger va certainement l’introduire…

Qui laisse passer l’étranger, nous dit-il, se ferme à la connaissance du caché.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas de penser la différence en termes de hiérarchie. Non seulement parce que cette idée est intellectuellement intenable, mais aussi parce qu’elle revient comme un boomerang dans le visage de qui l’énonce.

Les discours que j’entends introduisent une hiérarchie entre les hommes.

Ceux de droite sont immédiatement compréhensibles, ils se constituent en ritournelles lancinantes, éternels leitmotivs de la pensée réactionnaire. Aujourd’hui, ils sont énoncés sans conviction, comme s’il s’agissait seulement de marquer une appartenance ou de faire réagir les gens de gauche. La hiérarchie entre les hommes a beau être transformée en une hiérarchie entre les cultures, entre les civilisations, entre les sociétés, on ne va pas pinailler… On reconnaît l’idée à son usage… Elle cherche à justifier des décisions politiques. Naïve, intellectuellement anémique, c’est une pensée du vide, qui ne peut s’appuyer que sur des impressions, recherchant seulement le consensus des sentiments.

Mais, ce qui est plus inquiétant, c’est que les discours de gauche introduisent aussi une hiérarchie, certes d’une autre nature, mais tout aussi pernicieuse. La gauche prend le parti des immigrés, plus encore des sans-papiers, mais pas celui des Soninkés, par exemple, moins encore des Soninkés de la région de Kayes, ce peuple de marabouts polygames, attaché à des traditions d’un autre âge. La gauche prend le parti du sans-papier, mais le sans-papier lui, se sait Soninké. Je veux dire, la gauche défend l’immigré, pour autant qu’il est n’importe quel immigré. Mais le migrant n’est jamais n’importe quel migrant. Il ne s’est choisi ni une identité de migrant ni une identité de sans-papiers. Il est un Pachtoune que les aléas de la politique ont fixé en Afghanistan, pris dans une démarche migratoire, dans un projet collectif de soutien à sa famille demeurée là-bas. Il est un tout jeune Sikh du Penjab chargé d’un mandat familial ;  il est un Cambodgien rendu fou de rage par la politique de Pol Pot et cherchant à faire entendre les raisons des siens — la raison ! — il est un frère cadet d’un village du Sahel dévoré par le sable de la sécheresse qui n’y a plus guère sa place… Il est un jeune Égyptien sans famille, considéré chez lui comme une créature des diables, des ‘afarit…

Tous ces migrants sont évidemment des personnalités singulières. Chacun est engagé dans un chemin individuel. Mais ils sont aussi attachés, à des lieux, fixés à des langues, redevables à leurs familles, dépendants d’ancêtres et adeptes d’un dieu — de dieux, d’esprits, … Je dirais même qu’ils y sont d’autant plus attachés qu’ils en sont physiquement éloignés, comme tenus par un élastique — sur place, la tension est moins forte, plus ils s’en éloignent, plus ils y seront ramenés avec force.

Et certains, à gauche, s’arrogent le droit de scanner leur destin… Plutôt que de les percevoir riches de leurs attachements, ils les voient nus, orphelins, sans attaches, sans fidélités, sans divinités… Je sais bien qu’ils les savent d’un monde, mais ce n’est pas à la découverte de ce monde que s’attache leur argumentation. Plus encore, ils les imaginent tels qu’eux-mêmes se rêvent, libérés de chaines millénaires, volontaires dans un processus d’acculturation radicale. C’est pourquoi ils les veulent « migrants », sans s’appesantir sur l’origine… sans papiers, sans doute, mais pas sans parents, sans familles, sans dieux…

Nous comprenons bien la démarche de la gauche. Elle veut penser l’universel, mais elle le postule d’emblée et de ce fait même appauvrit la question. Peut-être que la question de l’universel n’est pas tant son existence — qui est au fond une banalité — mais la façon dont on le fabrique…  Lui donne-t-on naissance entre nous ? … en croyant déjà tout savoir sur les autres, sur ce qui fait leur dignité, sur ce qu’ils considèrent comme étant leur âme, ce qu’ils ne veulent perdre à aucun prix….

Certes le discours de la gauche serait davantage susceptible d’accueillir cette fabrication ensemble d’un universel — ensemble, c’est à dire en renonçant d’abord à ce que Bruno Latour a appelé naguère « le grand partage » entre « ceux qui croient » et « ceux qui savent »…  Cet universel  serait un point de fuite à l’horizon, qui ne saurait se réaliser sans un parlement des dieux

Claude Guéant leur dit : « soyez européens ou restez inférieurs »… La gauche leur dit : « rejetez votre adhésion à une identité locale, soyez de gauche » et elle sous-entend… « ou bien vous resterez réactionnaire »…

Non, la droite ne pense pas la différence, mais la hiérarchie ! Et lorsque la gauche développe de tels discours convenus, prêts-à-porter, elle ne sait pas davantage penser la différence, seulement postuler des « quiconques », selon la formule d’Isabelle Stengers.

Mais les lois de l’hospitalité découlent du constat de la différence. À celui qui arrive, elles se déclinent le long d’une cascade de questions :

  • _ Qui es-tu ? Quel est ton nom ?
  • _ Qui es-tu ? Qui est ton père ? Comment désigne-t-on ton ancêtre ?
  • _ Qui es-tu ? Quel est ton dieu ? Quelle est ta foi ?
  • _ Qui t’envoie jusqu’à moi ? Est-ce ta famille ? Un être, peut-être, un invisible, une entité ?
  • _ Pourquoi viens-tu ? Qu’est ce qui t’amène ici ?

Ces questions, il est naturel de les poser à tous les étrangers. Nous les posons à ceux qui nous visitent, comme à ceux qui souhaitent partager notre maison. Nous les posons au bébé qui vient de naître, encore un étranger jusqu’à ce qu’il soit adopté par ses parents ; jusqu’à ce qu’il soit parvenu à les accepter… Nous les posons aussi à l’esprit qui vient posséder la personne en souffrance, la maison, le village, quelquefois…

C’est à ce prix que je peux pratiquer l’hospitalité, après avoir reconnu la singularité de l’étranger et la richesse de ses attachements. Il me restera pour finir une dernière question — et ce sera à mon tour d’y répondre :

_ Quel message m’est destiné ? Que m’apprend la présence de l’étranger sur mon propre destin ?

Ce type d’informations est la contrepartie de l’hospitalité.

S’il est évident que l’étranger est riche de sa différence, il est non moins vrai que je m’enrichis de cette différence… Alors que de le transformer en un « quiconque », un migrant, un sans-papier, me transformera à mon tour en un quiconque.

Abraham fut bien inspiré de recevoir l’étranger — celui-là était loin d’être un semblable, c’était même un autre radical, Dieu lui-même, rien que ça…

Et Abraham sortit renforcé dans son être…

« Le Seigneur disparut lorsqu’il eut achevé de parler à Abraham ; et Abraham retourna à sa place » Gen, 18-33.

20 réflexions sur “• Nous ne devons pas abandonner la pensée de la différence à la droite

  1. Pingback: Les lois de l’hospitalité « tobienathan’s Blog

  2. Les récentes déclarations de Claude Guéant me révolte tout comme le fameux débat sur l’identité nationale qui a des relents de pétainisme et la percée d’autres courants tout aussi inquiétants qui foisonnent ça et là en Europe ou ailleurs.

    Convaincue que nous nous enrichissons de nos différences qu’elles soient culturelles, religieuses ou autres, je ne peux que louer votre sens de l’analyse de la situation du point de vue politique en France. De droite comme de gauche c’est tout aussi consternant ! Hélas, les valeurs humanistes disparaissent laissant prospérer des courants de pensées qui tendent à annihiler ces différences et surtout à fondre l’individu dans une masse comme on fond du métal pour en faire une sculpture inerte.

    Je pense malheureusement qu’en dépit des contestations, l’inertie justement est devenue une posture courante.

    Merci aussi de nous convier à une relecture des textes bibliques pour nous restaurer dans ce monde chaotique.

  3. Un billet intéressant, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une sorte d’écho, du moins dans ce qu’il porte de critique, de l’idéologie des Contre-Lumières. En effet, des auteurs comme de Maistre ou de Bonald reprochaient précisément aux Lumières de penser un individu (être rationnel) trop universel pour ne pas être dépouiller d’une chair concrète et historique, trop universel pour être quelqu’un, opposant par là une vérité des Lumières embarquée dans les replis du Même-Universel à une vérité des Contre-Lumières prise dans les remous de l’histoire et la géographie.
    Vieille lune?

  4. vous ecrivez drôlement bien Tobie ..c’est très intéressant.. je ne connais pas bien l’Afrique mais bien l’Amérique latine où j’ai vécu en Colombie..Au plaisir de vous lire ..Bone journée et bon dimanche

    B -Tsipora

  5. Il suffit d’observer la nature pour constater que la multiplication de l’unicité est le principe même de la vie.
    Nous pouvons y voir évoluer de multiples uniques.
    Mais parmi eux, un clown clone ; il clone la vie, il clone l’esprit, il rêve même de se cloner lui-même.
    D’en finir avec le semblable différent.
    Alors qu’il est libre d’y reconnaître l’Unique.
    La multiplication de l’Unicité, ça lui paraît à peu près aussi vraisemblable que la multiplication des pains !
    Et pourtant, il suffit d’observer la nature…

  6. Une vraie question, fondamentale, qu’a aussi posée à sa manière Edouard Glissant. Et complexe. Parce qu’elle croise les enjeux de la pensée avec des enjeux stratégiques – face au déferlement de la bêtise qui veut imposer les hiérarchies, la réponse immédiate est celle de l’universel, mais on ne pense pas à la creuser comme on le fait ici. Et autre question fondamentale: la relation de celui qui n’a pas de Dieu à celui qui en a .

  7. Oh que ça fait du bien de lire ce plädoyer, liberté à la pensée, penché ni d’un coté ni de l’autre, ce qui est dans le fond le vrai défi des migrants que nous sommes tout en respectant les êtres…
    Henriette Felici Bach

  8. _ Qui es-tu ? Quel est ton nom ?
    _ Qui es-tu ? Qui est ton père ? Comment désigne-t-on ton ancêtre ?
    _ Qui es-tu ? Quel est ton dieu ? Quelle est ta foi ?
    _ Qui t’envoie jusqu’à moi ? Est-ce ta famille ? Un être, peut-être, un invisible, une entité ?
    _ Pourquoi viens-tu ? Qu’est ce qui t’amène ici ?

    Ce ne sont pas les questions que posait ma grand mère quand un étranger passait.

    _ Bonjour, tu as soif?
    _ Veux tu te reposer un moment?
    _ As tu faim?
    _ As tu besoin de quelque chose?

    aux autres questions plus haut, l’étranger y donnait des réponses s’il en avait envie ou besoin.

    L’hospitalité c’est cela !!

    Je pense que vous ne voulez pas parler de l’hospitalité, mais de l’immigration,
    ou de sujets qui s’y rapportent, c’est un tout autre sujet !! a ne pas confondre avec l’hospitalité.

  9. la bonté est une grande chose aussi l’attendons des autres aussi, seraient-ils étrangers car cela ne leur confèrent a priori rien de plus dans l’ordre de l’humanité.
    Combien de faits divers dramatiques, trop nombreux, ne nous en apprennent-ils pas plus sur certaines pratiques culturelles qui nous sont étrangères, car malgré tout nés en France nous sommes de cette culture?
    Un père musulman fondamentaliste asperge sa fille de 20ans et veut l’immoler car elle sort le soir, tels frères musulmans de banlieues brutalisent leurs soeurs car elles sortent avec des « français », tels parents musulmans vivant en France veulent forcer leur fille de se marier au Maroc ou en Algérie avec un inconnu, pour garder les coutumes familiales, tel autre pratique la polygamie, telle autre, telle des êtres de mort, se promènent en niquab etc etc..
    Voir la réalité ce n’est pas rejeter l’autre ou l’étranger, c’est requérir une exigence du bien vivre ensemble et ne pas fuir devant des coutumes « barbares », car cruelles.
    Amicalement

  10. Une métaphore qui me parle beaucoup – l’attachement et l’élastique
    qui explique le phénomene à travers le quel plus je vis à Paris et plus j’augmente ma connaissanse de ma culture napolitaine et ma gestuelle napolitaine.

    « Je dirais même qu’ils y sont d’autant plus attachés qu’ils en sont physiquement éloignés, comme tenus par un élastique — sur place, la tension est moins forte, plus ils s’en éloignent, plus ils y seront ramenés avec force ».
    Nathan

    Alfonso

  11. Amadou Hampaté Ba, philosophe peul, rapportait un proverbe: »il est de tradition en Afrique de l’Ouest de recevoir quiconque à sa table mais non d’inviter » et ceci procède del’obligation dans la mentalité collective de respecter le droit d’être de chacun, donc du droit de partager la nourriture avec autrui dans un univers culturel où l’isolement -comme un esseulement- de la personne est inconcevable, voire dangeureux. Le quiconque de ce proverbe renvoie au devoir d’hospitalité envers tout être humain.

  12. C’est ce que j’expliquais un jour à un ami japonais: c’est au moment où l’on commence à se sentir le plus français, au point de pouvoir faire oublier ses origines (québécoises, dans mon cas) qu’on s’aperçoit qu’ « on peut sortir le gars de sa campagne, mais on peut pas sortir la campagne du gars ».

  13. Encore un texte magnifique de Tobie Nathan. Malgré « l’ancienneté » de l’article je ne peux m’empêcher d’y apporter un commentaire. Effectivement c’est un sujet difficile , diabolique. A moi aussi il « me fait peur , mais il me tient au ventre ». Je ferai une remarque cependant sur ce qui me parait une différence fondamentale entre l’hospitalité biblique d’Abraham (pour autant que je l’ai bien comprise) et l’hospitalité d’aujourd’hui : c’est que justement aujourd’hui le contexte veut qu’on ne puisse pas éviter le « quiconquisme » , ce qui évidemment déshumanise la relation sociale avec toutes les conséquences qui s’en suivent. Certes « Qui es-tu , toi? » pourrait demander « l’hôte » à l’arrivant , tout comme le migrant pourrait demander à celui qui le reçoit « Qui es-tu toi qui m’accueilles? ». Il me semble que les migrations modernes ne permettent pas facilement les relations personnelles. On en reste à des idées générales (fausses bien souvent) et , bien entendu , on s’appauvrit mutuellement.
    Et quand vous dites: « Nous ne devons pas abandonner la pensée de la différence à la droite » la référence politique est explicite et il me semble que qui dit « politique » dit « pouvoir » et qui dit « pouvoir » dit forcément anonymat. Dès lors on peut , à juste titre , rejeter absolument la vision hiérarchisante (et ridicule) de la droite et aussi regretter par ailleurs le « quiconquisme » de la gauche , mais je crois malheureusement que les politiques n’ont pas le cadre idéologique pour nous aider à avancer de manière raisonnable dans ce domaine. Sans pour autant renvoyer dos à dos droite et gauche sur ce sujet. Peut-être aussi que mon aversion pour les idéologies me rend trop pessimiste.

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