Le virus et le djinn

Une conférence de Tobie Nathan

LE VIRUS ET LE DJINN


Le samedi 09 avril 2022 de 15:30 à 17:00

au Musée du quai Branly Jacques Chirac

théâtre Claude Lévi-Strauss


La connaissance des rituels traditionnels de transe destinés à présentifier les zar, les mlouk ou les djinns, nous a enseigné que l’irruption d’êtres radicalement autres se manifestait d’abord par une maladie des humains.

Et qu’a-t-on vu lors de l’explosion de l’épidémie de Covid-19 ? De la peur ! Seulement de la peur…

Pourtant les virus, ces êtres dont nous commençons tout juste à mesurer la complexité et l’étendue du monde, si proches de nous, au point que nous en hébergeons des cohortes, des légions, des milliards, dans nos viscères, qui jouent au tréfonds de nos cellules avec les constituants de notre ADN, sur eux, les virus, il y en avait à connaître, il y en avait à raconter !

Vie des esprits, vie des virus, nous allons explorer la comparaison entre ces deux entités avec lesquelles les humains négocient, depuis l’aube des temps, une sorte de « vie partagée ».

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Cocktail Molotov…

Ethnomythologie

le feu magique

par Tobie Nathan publié le 7 Mars 2022

dans Philosophie Magazine

Cette arme est massivement fabriquée par le peuple ukrainien pour résister à l’agression russe. Si sa recette s’échange aujourd’hui sur Internet, elle a longtemps été un secret ésotérique. Petite mythologie de l’un des symboles les plus forts de la guerre en Ukraine.

La Kalachnikov, la célèbre mitraillette russe, porte le nom de son inventeur, Mikhaïl Kalachnikov ; le Colt, le revolver le plus connu, porte celui de Samuel Colt ; quant à la première mitrailleuse réellement efficace et fiable, la Gatling, elle a été inventée par l’Américain Richard Jordan Gatling… Et le cocktail Molotov ? Eh bien non ! Ce n’est pas Molotov qui en a eu l’idée. C’est par dérision qu’il porte son nom.

Une référence à un ministre soviétique

Lorsque l’URSS a envahi la Finlande au début de la Seconde Guerre mondiale, Viatcheslav Molotov, alors ministre des Affaires étrangères, expliquait au monde qu’il ne bombardait pas les populations civiles, qu’il ne faisait que leur distribuer de la nourriture. Les Finlandais se sont alors mis à appeler les bombes soviétiques « les paniers pique-nique de Molotov », et ont riposté en expédiant des bouteilles explosives artisanales sur les chars de Staline. Puisque les bombes de Molotov étaient des repas, eux lui offraient le cocktail.

Mais il semble que son invention remonte à quelques années plus tôt, en 1936, lors de la guerre d’Espagne, lorsque les nationalistes de Francisco Franco s’attaquaient aux redoutables chars soviétiques T-26 à l’aide d’engins incendiaires improvisés. Là aussi, c’était contre les Russes.

Une “recette” qui s’est complexifiée

Et voilà que la semaine dernière, l’invasion de l’Ukraine a remis sur le devant de la scène ces mêmes cocktails, et à nouveau contre des envahisseurs russes. Le gouvernement ukrainien a demandé à sa population de les fabriquer en quantité. Les recettes ont circulé sur internet, de petits ateliers se sont constitués partout, chez des particuliers, dans des hangars, des usines de bière se sont même converties à leur fabrication.

Au départ, la recette était simple, une bouteille, de l’essence et une mèche, mais on l’a complexifiée, améliorée. On sait maintenant y ajouter du phosphore blanc ou de la poudre noire qui associeront l’explosion à l’incendie, ou du goudron, qui collera le liquide en feu sur la surface atteinte, ou encore de l’acide pour diluer les matières non-inflammables…

Un ancêtre du “feu grégeois”

L’efficacité du cocktail Molotov tiendrait donc à son nom, qui contient tant la notion de « retour à l’envoyeur » que celle « d’arme du faible contre le fort », à sa composition, bien sûr, mais aussi à son histoire, qui plonge ses racines dans les guerres du passé.

Au Moyen Âge, les Byzantins l’appelaient « feu grégeois ». Il s’agissait là aussi d’un mélange inflammable susceptible de brûler en toutes circonstances. On disait alors que ce feu ne pouvait s’éteindre par les méthodes habituelles, et certainement pas avec l’eau, ni même avec le sable. Repris par les Arabes, il terrorisait les Croisés qui ne savaient le fabriquer, sa composition étant tenue secrète. Certains pensent qu’il s’agissait déjà de pétrole, d’autres de mélange de résine, de naphte, de soufre ou de salpêtre.

Le véritable ancêtre du cocktail Molotov, petit engin incendiaire qu’on jette à la main, on l’appelait « pot à feu »,  et il a commencé sa carrière au VIIIe siècle. C’étaient des vases ronds, remplis d’étoupe imbibée d’un mélange de bitume, de poix et de soufre, munis d’une mèche soufrée qu’on allumait avant de lancer.

Tout est dans le mélange ! Si le cocktail Molotov est aussi efficace et marquant, c’est qu’il est tiré de recettes ésotériques. C’est à partir du XIIe siècle que les formules secrètes ont commencé à circuler dans les livres d’alchimistes, notamment la Mappae Clavicula, « petite clé de la peinture », compilation de recettes artisanales, en partie magiques, pour mélanger substances et métaux.

Albert le Grand (v. 1200-1280) lui-même en a fourni quelques recettes… Jusqu’au fameux Livre des feux du mystérieux Marcus Graecus, probablement rédigé au XIIe siècle, entièrement consacré à la fabrication des « feux de l’enfer ». Il s’agissait de transmettre, en langage codé, la formule d’un feu qui colle, dont on ne peut se débarrasser et que l’on ne parvient pas à éteindre – un feu de sorcier, autrement dit !

La dernière condition pour l’efficacité du cocktail Molotov et de ses variantes – la plus importante, peut-être –, est donc sa recette secrète. Car, pour vaincre un envahisseur plus puissant, mieux armé, il faut y mettre un peu de sorcellerie.

Grenade à main byzantine contenant du feu grégeois (IXè-XIè siècle).

Pour aller plus loin :
M. Berthelot, « Les compositions incendiaires dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Le feu grégeois et les origines de la poudre à canon », in : La Revue des deux mondes, tome 106 (1891).
Marcus Græcus, Le Livre des feux (Liber ignium), traduit par A. Poisson, consultable ici.

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