• Psychothérapie démocratique

Un livre de Tobie Nathan et Nathalie Zajde (Odile Jacob 2012)

dans les meilleures librairies depuis le 27 avril 2012

Bonnes feuilles :

Extraits de la conclusion :

… la psychothérapie a souvent raté les rendez-vous sociaux. Si la psychanalyse est particulièrement remise en cause aujourd’hui, c’est que, obnubilée par ses postulats théoriques, elle n’a pas accordé suffisamment d’importance aux modifications de nos sociétés. On se souvient comment elle a perdu son crédit aux États Unis — qui fut pourtant sa terre d’élection —, dans les années 70, lorsqu’elle n’a pas perçu que la communauté gay devenait une véritable force sociale et qu’elle a continué à professer une théorie de l’homosexualité comme perversion, et donc comme « maladie ». Elle n’a pas su faire le constat de ses erreurs ; n’est pas parvenue à renoncer à ses concepts obsolètes. Elle a aussi raté le rendez-vous de la toxicomanie, en pleine épidémie de Sida, continuant à prôner l’abstinence comme préalable indispensable à tout travail thérapeutique — car ouvrant la voie à « l’élaboration » —, alors qu’il s’agissait de s’engager dans la distribution gratuite des seringues. Elle a raté d’autres rendez-vous cliniques fondamentaux, et en premier lieu celui de la nosographie, totalement bouleversée par l’introduction des nouvelles versions du DSM, alors qu’elle continuait à penser « névroses », « psychoses » et « fantasmes ». Les psychothérapies sont en passe d’en rater d’autres, celui du mariage homosexuel et de l’adoption des enfants au sein de couples homoparentaux, celui de la transsexualité et de toutes les nouvelles façons de poser la question du « genre », celui de la délinquance et du statut de « l’expertise » — on se souvient du scandale de l’affaire d’Outreau en 2004 et 2005 qui a curieusement épargné les « psy », alors que leur responsabilité était au moins aussi importante que celle des magistrats.

Il est vrai qu’on a confié une lourde charge à la psychothérapie, celle d’assurer la pérennité de l’âme de populations qui ne se reconnaissaient pas un même dieu. Car la psychothérapie est fille de la laïcité. Elle s’est installée là où des groupes sociaux ne comptaient plus sur les régulations religieuses et les attachements anciens pour penser la vie quotidienne, en gérer les accidents et en amortir les effets. Ainsi s’est-elle principalement développée dans les pays occidentaux de tradition chrétienne. Elle n’est nulle part aussi bien implantée que là. Comme nous l’avons fait remarquer tout au long du texte, les autres sociétés recourent à d’autres dispositifs de prise en charge, parfois religieux, parfois traditionnels. Les psychothérapies, cependant, continuent à penser qu’elles vont conquérir le monde, et qu’elles deviendront à terme hégémoniques. Ainsi, lorsque survient une catastrophe humanitaire, elles envoient leurs « missionnaires », à l’endroit des tremblements de terre, des tortures et des massacres. Et ceux-là essaient d’y installer les dispositifs occidentaux, avec d’autant plus de naïveté qu’ils sont, dans la plupart des cas, jeunes et inexpérimentés. En agissant ainsi, en continuant de croire à une victoire d’un monothéisme psychothérapique planétaire, les psychothérapies sont en train de rater le rendez-vous de la mondialisation. Les patients, eux, ne s’y sont pas trompés, qui circulent entre les mondes, essayant un rituel traditionnel ici, une initiation là et une psychothérapie encore ailleurs. Les patients ont compris de longue date que la mondialisation est nécessairement polythéiste et l’acceptent volontiers ainsi. Et c’est aussi dans les pays d’accueil des migrants — et notamment en France — que la psychothérapie a raté « l’ouverture ». J’ai créé la première consultation d’ethnopsychiatrie en 1980, à l’hôpital Avicenne de Bobigny[1]. J’y accueillais des patients provenant d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, d’Amérique du Sud, dans leurs langues et selon la logique de leur monde. J’ai immédiatement intégré des traducteurs dans le dispositif clinique, des médiateurs, des témoins, des chercheurs. J’ai fait en sorte que la scène psychothérapique devienne un lieu ouvert, un lieu de débat contradictoire. J’ai été attaqué avec la plus extrême violence par mes collègues. J’ai été accusé de « fabriquer la différence », « d’enfermer les patients dans leur culture », comme si ces mots avaient le moindre sens lorsqu’il s’agit de thérapie. Je voulais seulement intégrer la psychothérapie dans le monde tel qu’il va. C’était sans doute trop tôt ![2]

C’est du cœur même de son métier que l’on attend la révolution démocratique des psychothérapies. La plupart du temps, les dispositifs cliniques, hérités du 19ème siècle, sont contraires à toutes nos habitudes démocratiques. Des lieux psychothérapiques surgissent des énoncés sur les personnes qui ne sont jamais soumis à débat contradictoire. Les séances se déroulent en secret, sans témoin, de quelque nature. Les traitements peuvent durer des années — quelquefois des décennies — sans que jamais une instance extérieure ne vienne demander des comptes. L’opacité régit l’univers de la psychothérapie, depuis la formation des professionnels jusqu’au déroulement des séances. La parole des usagers n’a aucune prise sur la constitution des corpus théoriques et sur l’établissement des récits de cas qui, pourtant, se constituent en modèles de témoignages.

Au terme de cet ouvrage que nous avons voulu sans langue de bois et sans concessions, je crains maintenant d’apparaître seulement comme un accusateur. Je n’ai certes pas hésité à parcourir les critiques légitimes que l’on peut — que l’on doit ! — adresser aux psychothérapies. Je les veux meilleures, je les veux modernes. Je me sens un passionné de la psychothérapie. Je reste persuadé qu’elle reste aujourd’hui le seul espace d’initiation personnelle, le seul lieu où l’on prend le temps de la rêverie et de la pensée. Mais je sais qu’elle ne demeurera telle que si on se donne les moyens de la rigueur et de la transparence. C’est à cette condition que la psychothérapie viendra prendre la place qui lui revient dans notre société.

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[1]. Dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent dirigé alors par le regretté Professeur Serge Lebovici. À ma connaissance, cette consultation existe toujours.

[2]. Voir Tobie Nathan, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie, Genèses, N°38, 2000, Figures de l’exil, 136-159. Voir aussi l’ouvrage que j’ai dirigé au moment du débat qui a suivi la publication du Livre noir de la Psychanalyse : sous la direction de Tobie Nathan, La guerre des Psy. Paris, Le Seuil-Les empêcheurs de penser en rond, 2006.

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