Conférences de Saint-Denis — Ethnopsychiatrie 3 —

Ethnopsychiatrie — 3 —

Suite du résumé des des premières conférences des 18 octobre, 8 et 22 novembre et 6 décembre

La fin des Janissaires

Eh bien, il est fini le temps des Janissaires, où les migrants arrivaient nus et se couvraient de nos seuls oripeaux. Nous vivons dans un monde qui, en deux décennies, s’est à la fois  considérablement ouvert et extraordinairement rétréci. La perte de souveraineté des États-Nations, leur impossibilité d’agir seuls sur la scène internationale, mais aussi la progressive perte de prestige de l’idée même de « Nation » (qui donc peut encore aujourd’hui se prétendre sérieusement nationaliste ?) a entraîné… l’apparition ?, la réapparition ?, la mise au grand jour ?… je ne sais quel terme convient ici… de solidarités identitaires qui ont surpris chercheurs et politiques. Les raisons sont aisées à comprendre : les moyens de communication et d’information se sont extraordinairement développés. Il devient si facile de voyager, de communiquer, et cela presque instantanément. Si bien que l’émigration n’est plus la même que ce qu’elle était naguère. Il n’est plus guère possible « d’assimiler », « d’intégrer »… de nouveaux arrivants que l’on ne peut plus désormais penser coupés de leur groupe d’origine. Les émigrants restent en contact avec leur monde par l’intermédiaire du téléphone, devenu aujourd’hui presque gratuit, par internet, échangent avec leurs parents des cassettes vidéo, regardent grâce aux paraboles les télévisions de leur pays d’origine (j’en ai rencontré certains qui au bout de plus de vingt ans en France avaient réussi à ne pas apprendre le français). Il va de soi que de telles possibilités de préserver les liens familiaux, culturels, renforcent de manière spectaculaire la conscience d’appartenir à un même peuple, malgré l’éloignement physique.

Il est évident qu’un tel rapprochement permet de généraliser à l’ensemble du monde ce qui était naguère la spécialité de quelques peuples, « spécialistes en diaspora », tels que les Juifs, les Chinois, les Tziganes, les Yorubas du Nigeria ou les Arméniens. Rappelons en passant l’extraordinaire récit du clan Man, étudié par James Woody Watson dont les membres déclarent descendre d’un même ancêtre installé près de Canton il y a six siècles. Ils sont aujourd’hui des milliers à avoir essaimé à travers le monde, en Angleterre, au Canada, aux Pays Bas, en Belgique ou en Allemagne. Beaucoup ne parlent plus le chinois, la plupart ont épousé des conjoints du pays d’accueil, ils mettent néanmoins en œuvre un « projet » de groupe familial de type clanique. Au sein du groupe, certains mariages sont organisés selon la tradition. Ils entretiennent des relations économiques permanentes au delà des frontières nationales. Certains sont rentrés dans les villages originaires, restaurant les cimetières et bâtissant de nouveaux temples des ancêtres afin d’organiser les rituels traditionnels[1]. Dans un même ordre d’idées, on connaît les réunions autour des rois Yorubas ou Ibos au Nigeria qui rassemblent des émigrants, parfois millionnaires, provenant des grands pays occidentaux d’émigration. Les sociologues et les spécialistes actuels de sciences politiques, constatant ces mêmes phénomènes, parlent d’une nouvelle donne en politique, « la politique de l’identité » qui, faisant état de l’existence de « transnations », d’un « nationalisme à longue distance » (long distance nationalism), revendique auprès des institutions internationales en faveur d’identités indépendantes des états.

Pour ce qui me concerne, et m’inspirant d’un tel vocabulaire, j’ai décrit ce que j’appellerai des « attachements à longue distance », se manifestant de manière dynamique dans des processus psychiques complexes observables seulement dans l’univers très spécialisé de la pathologie et de la thérapie. Cette expertise spécifique m’a permis de préciser les mécanismes autour desquels s’organisent ces identités résistantes à l’éloignement dans l’espace et dans le temps.

La consultation d’ethnopsychiatrie

« C’est fréquent chez nous… »

Agitation tout autour… Une dizaine de cliniciens, de chercheurs, une famille, ses accompagnants, des assistantes sociales, des éducateurs, parfois jusqu’à vingt personnes… Et soudain, tout se calme : la famille et ceux qui l’accompagnaient ; tous sont entrés dans la grande salle de consultation et ont pris place au sein d’un large cercle de chaises occupées par des psychologues, des co-thérapeutes, des anthropologues, des médecins, des étudiants de l’Université de Paris 8 en train de parachever leur formation en psychologie clinique. Si la première fois Amina et sa famille ont été intimidées par un tel dispositif, aujourd’hui tout le monde semble à l’aise. La souffrance n’est pas une affaire privée ; la souffrance concerne chacun ! La déontologie, ce n’est pas le secret — la déontologie est avant tout une affaire de tact (voir Tobie Nathan et Emilie Hermant, Ceci n’est pas une psychothérapie.

Car dans une consultation d’ethnopsychiatrie, il y a du monde !

Les situations (ce sont en général des familles), sont accueillies au sein d’une consultation comprenant un groupe de professionnels

Plusieurs cliniciens  — pour la plupart psychologues, mais aussi psychiatres et anthropologues ; quelquefois d’autres chercheurs dont la réflexion doit aider à l’élaboration de la situation — par exemple des philosophes, des sociologues, des anthropologues, des chercheurs en médecine ou en biologie.

Des « experts », les médiateurs ethnocliniciens connaissant la langue, les objets, les manières de faire du monde d’où provient la famille.

Le dispositif spatial est circulaire, n’offrant aucun statut d ’extraterritorialité (pas de bureau, pas de caméra, de magnétophone ou de glace sans tain…)

Les hypothèses dynamiques, les propositions thérapeutiques sont immédiatement soumises à la critique, tant du « patient » qu’à celle des experts ou des chercheurs présents dans l’espace de consultation, introduisant le principe d’un débat contradictoire au sein même de la séance. Car tout est fait pour restituer ici la complexité du monde :

• Là, les familles sont à la fois des « patients », dont il convient « d’écouter la souffrance », mais aussi des « collaborateurs » dans une démarche d’investigation, de recherche et de questionnement, tant sur les maladies que sur les dispositifs thérapeutiques.

• Les psychologues y sont à la fois des cliniciens diplômés et des chercheurs soucieux d’éclairer tant les patients que la communauté sociale du phénomène qu’ils prennent en charge.

• Les experts, médiateurs ethno-cliniciens s’engagent à mettre leurs connaissances au service du travail thérapeutique.

• Quant aux professionnels qui accompagnent les familles — les éducateurs travaillant dans d’autres services, les psychiatres responsables de la prise en charge, psychologues, thérapeutes — ils participent à l’élaboration générale de la problématique. On attend d’eux qu’ils évaluent, critiquent et questionnent le dispositif…

C’est la deuxième fois qu’Amina vient à la consultation d’ethnopsychiatrie et elle sait que les personnes qui forment l’assemblée ne sont pas des inquisiteurs anonymes, des curieux, neutres et malveillants — car la neutralité du comportement est le travestissement le plus commun de la malveillance ! Elle sait qu’ici, chacun trouve sa place dans le cercle pour penser, questionner… travail collectif, travail d’équipe — et Amina fait partie de l’équipe ! — d’un groupe réuni pour résoudre un même problème. Mais quel problème ?

Le juge des enfants a adressé Amina et sa famille au Centre Georges Devereux pour obtenir un « éclairage », des « éléments de compréhension »… Il espère « une intervention à visée thérapeutique ». Il s’attend à ce que l’équipe « prenne en compte le contexte socio-culturel de la famille ». Tout le monde le sait : il s’agit d’un problème public, identifié par un service d’état et la consultation se déroule en transparence, au vu des personnes concernées… Impression singulière, comme si, pour une fois, on nous laissait observer le mécanisme d’une montre à travers un boîtier transparent. On rappelle publiquement l’ordonnance du juge ; on assiste aux discussions techniques des cliniciens, on écoute les remarques des travailleurs sociaux chargés de la famille. Pas de secret, pas de stratégies occultes… Pas au sein du dispositif, en tout cas ! La famille est originaire du Cameroun, plus précisément d’une région frontalière du Nigéria. Amina est une jolie jeune fille âgée de 14 ans, grande, timide, déjà coquette, dissimulant dans la poche d’un grand sweat à capuche un bras invalide suite à un accident médical survenu à sa naissance. On rappelle les événements. Il y a environ un an, au collège, elle s’est plainte à une amie du viol qu’elle avait subi quelques mois auparavant. Elle se trouvait avec ses frères chez une tante paternelle et tout le monde jouait dans le salon. Un de ses cousins l’a prise à part dans une chambre et a abusé d’elle. Son amie a prévenu l’infirmière du collège qui a convoqué Amina, ses parents, a lancé un signalement au juge des enfants. Cascade de mesures de protection judiciaire et une année plus tard, le Centre Georges Devereux est à son tour désigné pour une consultation — cette fois « d’ethnopsychiatrie ». Le père de famille a disparu voilà bientôt quatre ans. Sa profession l’impliquait dans un conflit politique, ethnique, financier aussi, sans doute… Son mari évanoui dieu sait où pour éviter les geôles de Douala ou de Yaoundé, la mère d’Amina a subi les interrogatoires à son tour. Nul ne sait ce qui lui a été réservé… Les militaires voulaient savoir où se cachait son mari. Réservée… elle l’est restée, justement ! Elle a finalement décidé de fuir en France avec ses trois enfants dans l’espoir de bénéficier du statut de réfugiée politique. Quatre ans plus tard, la famille est toujours en suspens, sans terre où poser les pieds, sans point d’appui, sans papier. Et maintenant, les voilà mêlés à une procédure judiciaire, ouverte contre l’agresseur d’Amina, qui a probablement pris la fuite au Cameroun. La mère n’a toujours aucune nouvelle de son mari. Par dessus le marché, une maladie grave lui a fait perdre son emploi ; elle ne peut plus payer le loyer du minuscule studio de 17 mètres carrés. Et ils viennent de recevoir la notification ; ils seront expulsés dès les premiers jours du printemps.

De quoi parle-t-on durant une consultation d’ethnopsychiatrie ? Dans notre salle de consultation, notre agora, nous discutons, en effet… de la politique en Afrique, des rapports du Nigéria et du Cameroun, du caractère dangereux des postes de responsabilité dans les pays africains, de l’opposition entre le Nord, musulman et le Sud, chrétien et encore très attaché aux traditions animistes… Ces discussions pourraient sembler bien loin des préoccupations des cliniciens.

Alors, quad il s’agit de clinique, qu’est-ce que l’ethnopsychiatrie ? De la psychologie, sans doute, mais qui refuse de procéder à cette réduction à l’internalité qui est la forme naïve, primitive de la discipline. Une pratique thérapeutique, aussi, qui sait qu’approcher la souffrance des humains telle qu’elle s’exprime, à la première personne, c’est aussi de la géopolitique appliquée, de l’anthropologie du quotidien, du travail social « rapproché », de l’action humanitaire sans condescendance…

Et pour que cette discussion soit étayée, qu’elle rende compte de la polysémie et de l’ambiguïté du monde, il est indispensable que cohabitent quatre types de personnages :

  • Les professionnels du « psy » (psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux…)
  • Les accompagnateurs de la famille, professionnels d’autres services
  • La famille et ses référents (parents, amis, voisins)
  • Les médiateurs ethnocliniciens

Parmi les participants à cette consultation, se trouve un « médiateur ethno-clinicien », justement. Il connaît les langues parlées dans la région de la famille, les habitudes locales, mais aussi la situation politique. Il en est, il en a lui-même souffert, il raconte, il explique, il valide. Ce personnage est aujourd’hui, comme aux premiers jours des consultations d’ethnopsychiatrie, la clé de voûte de toute l’entreprise. Il permet naturellement de restituer la problématique dans son contexte, dans sa langue. C’est la moindre des choses, sans doute, mais y avait-il une place avant ce type de consultation pour la question des coutumes, cette nature plus forte que la  nature, une place pour la langue ? Plus encore, ce personnage est une épreuve pour les thérapeutes, une contrainte heuristique. Déployer de la psychologie en sa présence, c’est atteindre  à un bonheur de pensée qui a surmonté les causalités qui s’imposent d’évidence par leur violence.

Cette fonction née au cours des premières consultations d’ethnopsychiatrie, il y a plus de vingt-cinq ans à l’hôpital Avicenne de Bobigny tout d’abord, à la PMI de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis) et enfin au Centre Georges Devereux, depuis son ouverture en 1993, est celle d’un diplomate engagé. Au delà de ses connaissances — notamment linguistiques, ethnologiques, étiologiques, géopolitiques, le médiateur est  avant tout celui qui peut dire, devant cette assemblée qui s’en étonnera toujours : « Mais oui, cela est fréquent chez nous [2] ». En un mot, le « médiateur » devient l’espace de la consultation ce qui autorise un « nous » et qui l’authentifie par sa parole. Il permet de prononcer ce « nous » sans trahir, sans mépriser, sans critiquer ceux à quoi ce « nous » se rapporte. Bien plus qu’un traducteur mis à disposition des thérapeutes, il est avant tout un principe actif, une sorte de réactif chimique. Sa présence redistribue les rôles par une sorte de logique obligée : sa parole transforme le patient en membre d’un groupe. C’est alors, une fois située, une fois grandie, nommée  — en un mot : aimée — que la personne en souffrance est susceptible de parler enfin en son nom.

Car l’ethnopsychiatrie préfère l’intelligence des patients à leur maladie. On les voit alors démontrer leur expertise propre, en matière de maladie, de guérison, d’enjeux sociaux et politiques. On les voit déployer avec plaisir leur stratégie de vie, s’en amuser… De malades, ils deviennent vivants, actifs. Ils deviennent par la grâce de ce dispositif ceux qu’ils n’auraient jamais cessé d’être : des témoins

 Mais il s’agit bien sûr aussi de traduire. Dans ces consultations, la traduction ne permet pas seulement de se comprendre mieux, mais aussi de s’arrêter là où l’on ne se comprend plus. La parole progresse d’un bord à l’autre jusqu’à ce que son flux bute sur une notion. C’est ainsi parce qu’il existe dans chaque univers des mots, des actes, des choses, des concepts qui ne sauraient être transposés tels quels d’un monde à l’autre (Pury, 1998 ; Lutz, 2004). Et l’ethnopsychiatrie c’est précisément la recherche intéressée des points d’irréductibilité des mondes. C’est alors seulement, une fois que l’on en a accepté la césure, que l’on peut s’engager dans le travail complexe et souvent risqué consistant à élaborer malgré tout, les procédures de conciliation et de négociation entre ces mondes.

(Diapo 22) On comprend mieux, alors, la nécessité d’une telle assemblée, intégrant les professionnels, thérapeutes aux fonctions et aux origines diverses, les patients et leur médiateur, sans oublier les accompagnateurs de la famille qui représentent chacun l’un de ces mondes.

Voilà donc le contexte. Amina redoute les répercussions de son affaire de viol qui a fait déferler sur la famille déjà si fragile, opprobre et compassion, suspicion et violence. Tout se passe comme si ces préoccupations permanentes, ce questionnement incessant faisait à chaque fois resurgir la douleur, comme si on avait décidé de ne jamais lui permettre d’oublier la souillure qu’elle a subie. La honte revient, plus douloureuse à chaque fois qu’elle doit s’expliquer — devant la brigade des mineurs, devant ces inspecteurs de police qui semblent se délecter à l’évocation des détails. Et au delà de la souillure, dont on devine les conséquences pour cette famille musulmane originaire d’une région où l’on pratique la Charia, ce viol a déclenché une véritable guerre entre la famille paternelle, représentée par la tante, mère du jeune abuseur d’Amina, et la petite famille d’Amina, qui habitent toutes deux le même quartier de Paris.

Au bout du compte, là où l’ordonnance du juge sollicitait une aide psychologique, certes « culturellement » éclairée, aujourd’hui, la discussion conduit les participants à remonter, très en amont, au moment où les choses ont commencé à se dégrader entre ces deux familles. Car cette guerre, on s’en rend compte maintenant, au déroulement de la séance, est fort ancienne en vérité. Seulement ravivée par le viol, elle puise ses origines à la génération des grands parents. Les deux grands-pères, tous deux marabouts et concurrents, se sont autrefois brouillés pour une affaire d’honneur jamais résolue. Le grand-père paternel était opposé au mariage de son fils avec la mère d’Amina, si farouchement opposé qu’il serait même allé jusqu’à menacer « d’acheter » la descendance que cette union pourrait occasionner. Les parents, amoureux et obstinés, se sont tout de même mariés. Aujourd’hui, tout le monde se rappelle les paroles du grand père, et surtout, leurs conséquences : si les enfants ont bel et bien été « achetés », autant dire qu’il sont devenus les esclaves du vieux marabout, subissant ses ordres par delà les mers ; souffrant des désordres sans fin qui peut-être en découlent. Qui connaît la force réelle des malédictions ?

Ainsi, ce qui était haine à la première génération, se transforme-t-il en amour à la seconde et en succession de malheurs à la troisième… D’une banale affaire de mœurs, nous voilà propulsés au sein d’une tragédie antique. D’un côté, une affaire judiciaire, le viol d’une mineure et ses conséquences psychologiques, de l’autre, surgissant de notre consultation, une terrifiante histoire transgénérationnelle, celle de deux grands-pères, titulaires d’un pouvoir surnaturel, capturant la descendance de l’autre, dans une sorte de ventre informe, une matrice du malheur.

L’ethnopsychiatrie vient donc s’inscrire dans une réflexion géopolitique élargie. Voilà les migrants si loin de leur point de départ et si près de leurs sources. Nous avons été les premiers à décrire une nouvelle forme d’allégeance que l’on pourrait appeler « de longue distance » ; celle de cette diaspora partie si loin que l’obéissance est devenue interne, contraignante — pour tout dire : compulsive… Les migrants, si loin de chez eux, que l’on se plaît à décrire déliés, et pourtant incapables de s’affranchir des malédictions que leurs sens ignorent désormais.

Il est facile alors de prescrire, de conseiller, un retour au pays, la consultation des anciens du village, des sacrifices de réparation pour réconcilier les familles, remettre le monde des morts en ordre pour que vive celui des vivants.

L’ethnopsychiatrie a su la première — il y a déjà vingt cinq ans de cela — accueillir la parole spécifique de ces populations non répertoriées, de ces marginaux sans représentants. Elle a su ne pas disqualifier leur expérience, y reconnaître de la force, d’une pensée, la vérité de pratiques en harmonie avec un environnement social…

Les dispositifs ethnopsy

Cette capacité qu’a l’ethnopsychiatrie — du moins celle que je pratique — à décoquiller un récit, à briser les évidences, à faire apparaître d’autres matrices de sens, à rétablir des liens anciens, des attachements fondamentaux… je suis persuadé que tout cela tient à la magie du dispositif. Quelque chose qui contraint à penser la personne attachée, liée à des lieux, à des pensées, à des êtres, à des choses — et cela même si elle se sent libre de toute entrave, même si elle a voulu rompre, mettre volontairement une distance entre elle et ses traditions. Recevoir un patient seul, attendre de lui seul toutes les informations pour comprendre et agir, c’est aussi le penser nu, un « homme nu », un humain neutre, un fantôme comme il n’en existe nulle part.

Près de trente années de travail avec les migrants nous ont enseigné que le partage avec la communauté, la participation du monde du patient au travail clinique, le débat au sein même des séances de thérapie était une obligation, non pas seulement morale, mais technique. En matière de psychothérapie, le juste est aussi le bon. La consultation d’ethnopsychiatrie, incluant dans l’espace clinique la langue et les références du patient, des représentants de son monde et des porte-paroles, n’est pas seulement un lieu de soins efficaces, c’est aussi un espace démocratique. Car là, le patient n’est pas seul livré aux mains de sachants ; il est nécessairement représentant de groupes et à la jonction d’un ensemble de forces. Le discours qui s’y déroule n’est pas inquisitoire ; il est contradictoire ; il n’est pas descriptif, mais nécessairement conflictuel. Et de ce creuset surgit le constat que l’ethnopsychiatrie est nécessairement politique ; efficace parce que démocratique[3].

Multiplicité des discours, multiplicité des acteurs, mais aussi multiplicité des références. Les connaissances convoquées lors d’une séance d’ethnopsychiatrie ne sont pas seulement cliniques. L’ethnopsychiatrie est pluridisciplinaire par nature, mais il s’agit d’une pluridisciplinarité là aussi conflictuelle pour autant que chacune des disciplines n’est convoquée que pour briser la sérénité du chercheur ou du clinicien installé dans une certitude. Pa exemple, dans « ethnopsychiatrie », le préfixe « ethno » vient mettre « psychiatrie » ou « psychanalyse » en faillite … et « psychiatrie » vient rendre impossible les prétentions de « ethno ». Il ne s’agit donc pas d’additionner, de combiner les acquis respectifs de disciplines diverses, mais d’utiliser la part critique de l’une pour fracturer l’autre.

(Diapo 24) Quantité de textes sont néanmoins indispensables à l’ethnopsychiatrie, d’excellentes monographies anthropologiques, comme par exemple celle de Bernard Maupoil sur la divination par le Fa au Bénin[4] ou celle de Jean Rouch sur les rituels de possession chez les Songhaï[5]. Le beau texte de Michel Leiris sur le Zar chez les Ethiopiens du Gondar est inévitable pour un praticien de l’ethnopsychiatrie alors que la méthode qui s’y déploie est anthropologique et que le propos est littéraire[6]. Un spécialiste d’ethnopsychiatrie n’aurait cependant pas pu écrire le texte de Leiris car Leiris observe le rituel sans jamais se poser la question : « Et qu’en est-il de mon propre zar ? ». Alors que pour un praticien de l’ethnopsychiatrie, cette question aurait été la première, celle de sa légitimité en ce lieu. De même Leiris évite-t-il l’autre question inévitable par le clinicien : « Une fois que j’ai vu travailler les guérisseurs éthiopiens, suis-je capable à mon tour de permettre à un zar de se manifester ? Ai-je ici seulement observé une coutume ou appris une véritable technique ? Suis-je maintenant capable d’être l’assistant du maître des zars, de répondre à mon tour aux inévitables questions techniques : « l’absorption du sang est-elle indispensable à la manifestation du zar ? » « Pourquoi est-il nécessaire d’introduire du parfum dans le sang ?… »

(Diapo 25) Le livre de Ernesto de Martino sur les rituels de possession dans les Pouilles[7] répond d’avantage au cahier des charges de l’ethnopsychiatrie. Fracturé dans ses convictions politiques par ce qu’il observe dans le Sud de l’Italie, de Martino entreprendra tout au long de son œuvre de conférer un statut rationnel à la magie, qu’il perçoit immédiatement comme une « philosophie des petites gens » (1948, 1959, 1961). Mais de Martino ne peut pas véritablement prendre la posture de l’observateur éloigné. Les Italiens du Sud, sont de lui, il est des leurs ; l’habitant des Pouilles, l’usager de la danse de la Tarantèle c’est lui ; lui en tant qu’Italien, mais aussi en tant que militant politique — lui encore en tant que chercheur. C’est en cela, en cette obligation de partage, que le travail de de Martino relève de l’ethnopsychiatrie.

Conclusion

Bien que nous nous en cachions, nous savons tous que le plus grand problème de la psychothérapie est que son immoralité devient de jour en jour plus manifeste, plus criante, de jour en jour plus insupportable. La psychothérapie met en scène une hiérarchie qui a disparu de l’espace social. Elle exige du patient une ignorance a priori — même s’il doit la feindre. Elle se comporte comme si les réseaux, les indispensables respirations du monde moderne n’avaient jamais été créés. Elle contraint les usagers à se comporter en fossiles d’un monde disparu. Car oui, nous le savons ! Avant de venir nous consulter, le patient a interrogé google, s’est renseigné sur son mal éventuel, s’est peut-être déjà constitué une religion sur son mal. Il s’est aussi renseigné sur nous, sur nos options théoriques, sur nos engagements. Il sait déjà ; il est déjà rattaché.

En mettant en scène une situation irréelle, un dispositif de consultation hérité du siècle dernier où l’un parle pour être objet de science et où l’autre écoute, elle crée une chimère à la limite du délire de négation. Là, dans cet espace illusoire, n’existe pas Internet et la possibilité d’accéder en temps réel à la plus grande part des connaissances disponibles. Disparue la télévision et les témoignages de patients, et les exposés de « psys » venant vanter les avantages du « produit », de la technique qu’ils promeuvent. Disparues également les associations de patients qui permettent de constituer des groupes d’intérêt autour de maladies, devenues de ce fait « êtres actifs », vivants ! Association des patients souffrant de la maladie de Gilles de la Tourette, Association de patients souffrant de troubles obsessifs et compulsifs, Association de patients souffrant de phobie sociale, d’agoraphobie et de troubles paniques… Au sein de ces associations, de plus en plus nombreuses, se développe un climat qui devrait être celui de la psychiatrie scientifique. Là règne un débat contradictoire. Ceux qui sont concernés, les « usagers » comparent les avantages des traitements. Eux, surtout lorsqu’ils sont en groupe, peuvent peser, disputer, recueillir les témoignages des autres usagers — eux sont véritablement susceptibles d’évaluer. Eux savent qu’un des plus puissants processus de guérison est la capacité de témoigner, de transmettre son expérience à son semblable, à son prochain… parce que l’on est alors un témoin et non un malade ; parce que si l’on témoigne, l’expérience de la maladie n’aura pas été une perte sèche, une simple souffrance… parce qu’elle aura servi à d’autres, à enrichir le savoir partagé… témoin pour ne pas être seulement victime ; témoin pour ne pas être martyr !

Aucune psychothérapie ne se révèlera démocratique si elle n’intègre la vérité d’un monde ouvert, tendant vers la transparence.

1) Il lui faudra donc s’enrichir, collaborer avec ces véritables forces sociales que sont les associations de patients.

2) Il lui faudra participer à la diffusion démocratique des connaissances — notamment via internet — cette connaissance qui rend les malades aussi savants que leurs thérapeutes.

3) Il lui faudra donc renoncer au secret — qui n’était que de polichinelle puisque réservé au seul patient alors que nul n’ignore que les thérapeutes communiquent librement entre eux. Il lui faudra renoncer à cette séparation entre ceux « qui en sont » et ceux qui sont…

4) Il lui faudra enfin accepter et s’enrichir du témoignage sous toutes ses formes. Témoignages de patients qui compareront leurs symptômes, constitueront des corpus enfin fiables. Mais témoignages également sur les pratiques des thérapeutes — témoignages des usagers sur les us et les abus du pouvoir, du prestige, du cynisme, de l’ironie, de l’injure, de la malédiction…  L’on se plaît à imaginer la façon dont pourraient se comporter aujourd’hui les abuseurs de naguère confrontés à la vigueur des réseaux démocratiques enfin intégrés au processus thérapeutique.

• Je rêve d’une psychothérapie compatible avec le monde comme il va : un monde ouvert, polyglotte, polythéiste, cosmopolite, riche d’êtres et de choses qui entendent ne pas disparaître.

Je rêve d’une psychothérapie qui saurait intégrer les familles, les experts, qu’ils proviennent de la profession « psy » ou d’autres disciplines, les divinités — notamment celle des autres —, les invisibles, les objets thérapeutiques.

Je rêve d’une psychothérapie acceptant de transformer réellement l’espace de consultation en un lieu de débat contradictoire, comme le sont tous les théâtres de la scène publique.

Je rêve d’une psychothérapie qui inclut des témoins, des étrangers, qui institue des vigilances pour se protéger des abus.

Je rêve d’une psychothérapie qui, tout en admettant la modernité dans sa complexité, n’a pas oublié les leçons de l’histoire, qui se souvient des communautés d’autrefois où l’efficacité était évaluée par ses usagers


[1] Le récit de l’épopée du clan Man est rapporté par Bordes-Benayoun, Schnapper (2006) qui citent un article de Stanley Tambiah, « Transnational Movements, Diaspora and Multiple Modernities. International Movements of People and their implications » ; Daedalus, hiver 2000, 163-194. Dans le même ordre d’idées, Ernest Sin Chan, dans sa volumeuse étude sur les Chinois Hakka de Polynésie, rapporte des faits tout à fait comparables, soulignant pour sa part l’importance des pathologies et des thérapeutiques pour le maintien de l’identité originaire ; Sin Chan (2005). Voir aussi T. Nathan, À qui j’appartiens? Écrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix. Paris, Le Seuil — les empêcheurs de penser en rond, 2007. —> in english

[2] Voir Tobie Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde. Essai d’écologie des invisibles non-humains. Paris, Le Seuil – Les empêcheurs de penser au rond. Le Seuil, 2001, où j’aborde une longue discussion de cette remarque typique du médiateur : « cela est fréquent chez nous »…

[3] Voir surtout Tobie Nathan, « pour une psychothérapie enfin démocratique » in, sous la direction de Tobie Nathan, La guerre des Psy. Manifeste pour une psychothérapie démocratique. Paris, Le Seuil, Les empêcheurs de penser en rond, 2006. 

[4] Bernard Maupoil, 1943, La géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, réédition, Paris, Musée de l’Homme, Institut d’Ethnologie, 1988.

[5] Jean Rouch, La religion et la magie Songhay. Paris, P.U.F. Réédition Bruxelles 1989.

[6] Michel Leiris, La possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens du Gondar. Réédition, Paris, Le Sycomore, 1980.

[7] Ernesto de Martino, 1961, La terre du remords. Paris, Le Seuil – Les empêcheurs de penser en rond, 2000. Voir aussi 1948, Le monde magique. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999 et 1959, Italie du Sud et magie. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999.

3 réflexions sur “Conférences de Saint-Denis — Ethnopsychiatrie 3 —

  1. Pied de nez de la science et du temps
    il y a quelques trente ans notre médecine dont la psychiatrie médisait sur les groupes de patients (protoype association d’ancien buveurs) puis le virus du siècle à déferlé et les  » patients » se sont organisés et on fait valoir leurs exigences et leurs expériences,
    Aujourd’hui les groupes sont recommandés ;
    Pourquoi faire ? se débarrasser des questions gênantes, expliquer les prescriptions en bref gagner du temps ;
    Moindre mal car ceux qui sont devenus légalement et administrativement des « usagers »détournent à leur tour le dispositif
    Et dans trente ans ?
    Souhaitons que ton rêve ,à son tour se répande et fasse partie des évidences !
    Je suis un peu dubitative car je connais bien son efficacité; elle est terrible!
    merci pour ce texte en quatre mots
    Erudition, élégance, clarté et passion (comme d’habitude )
    En toute amitié
    Claude

  2. C’est vrai qu’il fut un temps où les groupes d’usagers et aussi les groupes de familles de patients étaient utilisés par les psychiatres pour expliquer les prescriptions. Mais les temps ont bien changé. Les groupes d’usagers sont parfaitement instruits, organisés et contribuent à introduire la discussion contradictoire dans l’espace thérapeutique. Ils ont fait bouger les lignes dans bon nombre de pathologies : la maladie de Gilles de la Tourette, l’autisme, les troubles bipolaires, les crises de panique. Bientôt il se créera en France, comme en Suisse et d’autres pays où elle existe déjà une association des « entendeurs de voix ». Il est évident qu’avec cela, nous autres thérapeutes, sommes moins seuls et nécessairement plus créatifs.

    Je t’embrasse

    TN

  3. J’aimerais que vous développiez mieux la différence entre une consultation dans le cadre de l’ethnopsychiatrie et une consultation dans le cadre de l’ethnopsychanalyse telle qu’elle est pratiquée dans l’approche de la psychiatrie transculturelle. L’histoire du mouvement clinique né à Avicenne m’intéresse et je n’arrive pas à déceler les convergences et les divergences de ses développements.

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