• J’écris pour laisser parler les dieux

LogoLibeDans la série : « D’où écrivez vous? »

Libération du 31 juillet 2013

Qui écrit ?… et qui lit ?

TNauSoleil2On prétendait autrefois qu’il existait des «peuples sans écriture» et l’on ajoutait souvent qu’ils étaient sans histoire, car l’écriture, élargissant la mémoire, était censée agrandir l’horizon… C’est ce que l’on pensait, du moins jusqu’aux belles pages de Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques qui, remettant les choses à leur place, affirmait en quelques phrases que l’écriture semble avoir surtout été un instrument de structuration de grandes populations, de leur hiérarchisation en castes et en classes… Sans doute n’a-t-il jamais existé de peuples sans écriture. On s’était mal posé la question. On aurait dû se demander «qui lit ?» et «qui écrit ?». C’est alors qu’on pouvait comprendre en quoi les peuples se différenciaient. Il existait – il existe peut-être encore ?- des peuples où seuls les dieux écrivent, les hommes se contentant de lire leurs messages… On a toujours écrit ; on a toujours lu…

Mais l’écriture des dieux n’est pas si facile à lire. Les divinités voduns du Bénin et du Togo écrivent dans les événements du monde. Reste aux hommes à leur offrir une écritoire, souvent une ardoise. Pour déchiffrer ce que les dieux écrivent, les hommes jettent des coquillages sur le sable ou bien leur chapelet du «Fa», huit demicoquilles de noix reliées par une cordelette, sur un plateau de bois recouvert de kaolin. Ensuite, les hommes déchiffrent les signes. Ils lisent ce que les dieux écrivent. D’autres, au Mali, examinent les traces de pas laissés par les petits renards pâles, la nuit, lorsqu’ils bousculent les bâtonnets entre lesquels on leur a abandonné quelque nourriture[1]. Ailleurs, en Côte-d’Ivoire, ce sont des souris dont on examine les déplacements dans une boîte à deux étages, au Congo des sortes de mygales qui circulent entre des branchettes…

Qui écrit ? Les dieux, le renard, les souris, les mygales ? Mais à chaque fois, ce sont les hommes qui lisent. J’ai bien du mal à me penser écrivain, vaguement conscient que ce n’est pas l’écrivain qui écrit.

En hébreu, on appelle le Lévitique, «Vayikra», parce que ce livre commence par ce mot, que l’on traduit en général par «il appela». «Dieu appela Moïse et lui dit…»Mais le mot Vayikra est ambigu. Signifie-t-il vraiment «appeler», ou plutôt «lire» ? Pour dire que Dieu appelle Moïse, c’est-à-dire le choisit, le désigne, la Bible écrit :«Dieu lut Moïse»… ce qui signifie sans doute que Dieu aussi déchiffre des signes, qui lui disent que Moïse doit écrire. Et que doit écrire Moïse ? Ce que lui dicte Dieu, bien sûr. Or, en toute logique, Moïse ne sait pas encore écrire.

Nous assistons à une scène très semblable au moment de la révélation musulmane. Dans la fraîcheur de la nuit, Mahomet veille, recouvert d’un manteau. Une créature de lumière lui présente alors une écharpe de soie et lui ordonne : «Lis !»… Car il est inscrit un mot sur l’étoffe, en lettres d’or, le mot ikra… c’est bien le même mot qu’en hébreu, qui, en arabe, signifie précisément : «Lis !»… «Mais je ne sais pas lire»,proteste Mahomet. Et l’ange le bouscule, le serrant jusqu’à l’étouffer : «Lis !»ordonne-t-il encore.

Mahomet a-t-il lu le Coran ou l’a-t-il écrit ? Qur’an, le «Coran», un mot de la même racine que ikra, qu’on peut traduire par «la lecture», ou «la récitation»… peut-être aussi «l’appel»…

Saint Paul a voulu mettre de l’ordre dans les appels de Dieu. Dans le XIVe chapitre de son épître aux Corinthiens, il reconnaît que l’appel peut se manifester par de l’écholalie, des discours en langues inconnues, ou par des prophéties. Mais il sait que les irruptions intempestives de la parole de Dieu peuvent être source de cacophonie et mettre l’Eglise en danger. C’est pourquoi il alerte les fidèles : «Si on parle en langue, qu’il y en ait deux à chaque réunion, ou trois tout au plus, et chacun à son tour…» Cette fois Dieu se manifeste en discours, mais il faut tout de même un lecteur. Il ajoute donc : «… et qu’il y ait un interprète» (Corint., 14 :27). J’ai vu la recommandation de Paul appliquée à la lettre dans les églises évangéliques en Afrique où lorsque les fidèles prophétisent en langue, celui qu’on appelle «le reporter» se précipite auprès d’eux, le carnet à la main pour écrire.

Ayant appris que l’on écrit sous la dictée des dieux, de Dieu et des êtres, j’en ai déduit qu’il fallait se retirer de soi, leur offrir tout l’espace, c’est-à-dire le temps, la place et le son. A qui aspire à leur prêter la main, il faut solitude du corps et silence de l’âme.

Je trouve la solitude dans la nuit, à l’heure où j’ai l’intuition du tournoiement des insomniaques, qui ne parviennent à dormir tant leur nuit est peuplée. Je ne peux écrire avant minuit, lorsque je sursaute au froissement d’aile d’une chouette. Quant au silence, il habite cette campagne, au sommet d’une colline, en un lieu-dit qui compte une vingtaine d’habitants, où le seul bruit est celui du vent dans les feuilles, qui se confond avec le sifflement de l’absence. Là, je donne rendez-vous aux êtres ; et je leur fixe un temps. Ils savent qu’ils devront partir, à la première lueur, à la première prière du pinson des arbres.

Certains prient pour appeler les dieux ; j’écris pour les laisser parler. J’écris religieusement.

Tobie Nathan

Tobie NATHAN Professeur émérite de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université Paris-VIII, diplomate et écrivain

Derniers livres parus : «les Nuits de Patience», Rivages Thriller, 2013 et «Ethno-roman», Grasset, 2012.

 

 

[1] Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, «le Renard pâle», Paris, Institut d’ethnologie, 1991.

5 réflexions sur “• J’écris pour laisser parler les dieux

  1. Merci pour ce beau texte très riche et très profond.
    Au-delà de qor’an (qaf, ra, alef, noun)-lecture, nous pouvons y voir un sens ésotérique : la lettre qaf et le mot rane. Qaf est la lettre de la sainteté, rane (ra, alef, noun) prend le sens de résonnant. Rane est un anagramme parfait de nar (noun, alef, ra)-feu ; le feu spirituel, incréé, s’entend ; celui qui brûle pour transformer-recréer, non pas pour détruire. Le qor’an, la sainteté de (dans) la résonance du feu spirituel ? Sûrement ! Les choses se gâtent ensuite, quand les hommes s’emparent de l’histoire temporelle. Sans doutes demeure-t-il encore dans ce siècle le témoignage de cette authenticité originelle. Car si le monde change, l’authentique accompagne constamment ce changement sans aucune variation de sa part. C’est à chacun de nous de le trouver quel que soit l’état du monde dans lequel il se trouve.

    Robert Hawawini d’Alexandrie et de Parmain (Val d’Oise).

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