• L’Évangile selon Youri

L'évangile_couv

Tobie Nathan, L’Évangile selon Youri, aux Éditions Stock, 2018

4ème de couv :

Élie, vieillissant, désabusé, divorcé, désencombré des illusions sur la vie. Voici comment on pourrait décrire ce psy aux méthodes particulières qui dirigea longtemps un centre d’ethnopsychiatrie au coeur de Paris. C’est un spécialiste en « étrangeté ».

Un petit migrant roumain, aux cheveux hirsutes et aux yeux immenses de clarté, va dérouter Élie, autant que ses compagnons du quotidien, le fripier Samuel tenant boutique boulevard Arago, Le-Poète jamais avare d’une récitation, ou Le-Professeur et ses problèmes cardiaques. Oui, un garçon de dix ans, silencieux et intense. Est-ce lui qui déplace les tables à distance, fait exploser les pierres précieuses des colliers ou guérit les maladies les plus réfractaires d’un doigt posé sur la plaie ? Sorcier ou « immigré nouvelle génération » ? Imposteur ou messie de nos temps troublés ?

Il faut prendre garde aux étrangers que nous croisons : parmi eux se cachent des êtres d’exception.

Extrait :

En fin d’après-midi, je me rends chez Samuel, boulevard Arago. Pas tous les jours, mais très souvent, plusieurs fois par semaine, en tout cas. Sa boutique s’appelle « Samuel’s », pour faire british. Une belle enseigne à l’ancienne et cette inscription qui m’a tout de suite attiré : « chaussures, vêtements, objets, vintage ». Samuel est fripier. Il tient ce métier de son père, un ashkénaze qui était dans les shmattes depuis des générations. Je ne sais pas si c’était le cas de son père, mais Samuel est vraiment doué pour ça. Dès la porte franchie, il vous regarde par dessous, l’air goguenard et vous annonce : « Je n’ai rien pour vous aujourd’hui. Revenez demain ! » Il faut le croire ! Même si vous entrepreniez de fouiller toute la boutique, vous ne trouveriez rien à votre taille, rien qui vous plaise, rien qui convienne. Il le sait !

D’un coup d’œil il a noté vos mensurations, enregistré votre style et anticipé vos goûts, même ceux que vous ne vous connaissiez pas encore. Les vêtements, comme il le dit souvent, c’est la vraie nature de l’homme.

Les jours de chance, il vous accueille par une exclamation : « J’ai des chaussures pour vous, bicolores, c’est votre style ! » Ou bien : « je vous l’ai mise de côté, une veste en velours, avec des coudières en chamois… » Et chaque fois, il ajoute : « Elles sont pour vous. Ce sont les chaussures du patron !… C’est la veste du patron »… Et vous les achèterez, c’est certain. Car il sait ce que vous ne savez pas encore sur vous-même. Samuel’s, c’est la boutique du destin. Vous ne cherchez pas un vêtement ; c’est le vêtement qui vous trouve. Il vous désigne, vous appelle et c’est par la bouche de Samuel — Samuel, la voix de votre propre désir !

…/…

Car Samuel’s ce n’est pas une simple boutique, c’est là que se retrouvent des gens… Je ne sais comment dire. Je ne vois pas d’autre mot : « des gens » ! Pas des personnes, identifiées, avec leurs noms, leurs situations de famille et leurs fonctions ; pas des individus, comme lorsqu’on est qualifié par la police (« L’individu a fait un bras d’honneur en direction du fonctionnaire »), pas des sujets, à qui l’on attribue des désirs, pas des citoyens à qui l’on suppose des opinions… Non ! Des gens ! C’est-à-dire ceux dont on ne sait rien ; ceux avec qui on parle, mais de rien ; ceux avec qui on passe du temps, comme ça, pour rien. La socialité dans son expression la plus pure.

Fréquenter la boutique Samuel’s, c’est une sorte d’apprentissage philosophique ; on y étudie l’art de l’être-là… Certes on vient aussi pour qu’un vêtement vous fasse signe, pour entendre une parole insolite, pour recevoir une nouvelle que personne ne connaît, mais cela, c’est en plus… En vérité, on vient là pour être là. On peut y entrer, saluer Samuel et repartir aussitôt. On peut aussi se laisser tomber dans l’un des deux antiques fauteuils clubs et attendre. On peut y passer l’après-midi entier, jusqu’au soir.

…/…

Il a une belle tête ronde, joviale, de grosses paluches au toucher précis, des paroles toujours aimables, circonstanciées. « Avec ce pantalon blanc, Élie, et vos chaussures bicolores, vous avez l’air de ce que vous êtes : léger, aristocratique, aérien. » Il exagère, bien sûr. Sa parole est de miel. Il ne parle que pour dire le bien. Mais il s’adresse à vous, en propre, vous appelle par votre prénom, reconnaît le vêtement qu’il vous a vendu deux ou trois ans auparavant, reprend la discussion là où vous l’aviez interrompu il y un mois ou un an. Il fait cela, non pas avec tous, mais avec chacun. Il me rappelle ces champions d’échecs capables de jouer une vingtaine de parties simultanément. C’est un surdoué, Samuel, un as de la friperie.

Quel âge a-t-il ? Quarante-cinq, cinquante ans, peut-être… Mais il est vieux comme le monde ! Il a l’air d’avoir traversé l’histoire sans en être modifié. Il devait être le même dans l’antiquité à vendre des toges ou des péplums d’occasion, le même au moyen-âge à refourguer ses vieilles bottes en peau de biche, le même en pleine révolution industrielle à brader des vieux chapeaux melons angliches. Peut-être pas pendant la guerre, cependant, la seconde… Son être avait été suspendu.

Critiques

Dans La Provence du 9 septembre 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans Le Canard enchaîné du 29 août 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dans Philosophie Magazine du mois de septembre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

dans Madame Figaro du 17 août 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans Transfuge de septembre 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 25 mars 2019 L’Évangile selon Youri a obtenu le prix des Écrivains du Sud

—> Interviews

Tobie Nathan : la bonne nouvelle d’un nouveau dieu

Publié le 29/12/2018 dans La Nouvelle République

Tobie Nathan, à La Boîte à livre, à Tours : « Les dieux actuels ne sont plus crédibles. »
Tobie Nathan, à La Boîte à livre, à Tours : « Les dieux actuels ne sont plus crédibles. » 
© (Photo NR)

Dans son dernier roman, “ L’Évangile selon Youri ”, le fondateur de l’ethnopsychiatrie fait surgir, de parmi les migrants, la figure d’un dieu à venir. Un hymne à la tolérance et à la compassion.

Mais quelle est donc cette « bonne nouvelle » (« évangile ») que vient nous annoncer le personnage de Youri, tout jeune immigré tzigane, orphelin débarqué en France avec sa mère mourante ? Dans L’Évangile selon Youri, son dernier roman, Tobie Nathan prend son temps pour nous faire cheminer jusqu’au nouveau dieu qui s’y déclare à travers les yeux de son double, Élie, professeur de psychologie en fin de carrière, comme l’auteur. Aurait-il livré son portrait intime ? 

« C’est une sorte de subterfuge d’écrivain, c’est pour rendre l’histoire plus réaliste, se défend le psychologue. Et puis l’histoire diffracte. Et on m’a perdu en cours de route, non ? » 

Pas tant que cela. Car, pour peu que l’on connaisse l’œuvre de la figure de proue de l’ethnopsychiatrie en France (et son fripier boulevard Arago !), celui-ci semble bien s’y livrer.

“ Je suis un rationaliste normal sauf que je m’occupe de choses pas normales ”A commencer par ce viatique, clamé par Élie dans le livre : « Je suis un rationaliste. » Le fait qu’il ajoute tout de suite « Il faut me croire » indique que cela ne va pas de soi lorsque l’on parle de Tobie Nathan, le docteur en psychologie qui en appelle dans son travail à « l’invisible ». Alors, rationaliste, vraiment ? « C’est vrai que les gens ne disent pas cela de moi spontanément. Mais je le proclame, je suis un rationaliste normal . Sauf que je m’occupe de choses pas normales. »
Mais « pas normales », dans l’esprit de Tobie Nathan, cela ne veut pas dire irrationnelles, même s’il s’agit de djinns ou de sorcellerie. « Chaque chose, chaque être a sa raison, y compris ceux dont on dit qu’ils l’ont perdu : il a simplement une autre raison. Quand on prend la peine d’étudier, d’écouter les autres, on se rend compte que tout le monde est rationaliste, en fait. »
Un regard qui lui a fait ouvrir la voie de l’ethnopsychiatrie, un soin psychologique qui prend en considération la culture des patients, dans leur langue d’origine : « Il est plus rationnel de s’en occuper en prenant au sérieux la dimension qu’ils nous présentent, plutôt que de les faire rentrer dans notre normalité. Voilà en quoi je suis rationaliste. »
Aborder avec la raison les choses de l’invisible, d’accord. Mais au point de leur accorder une réalité ? « Si je pense qu’il est plus rationnel d’agir sur les invisibles que les patients véhiculent avec eux, il faut bien que je leur accorde un statut réel. A partir de là, j’entre dans un espace qui ne dépend pas de moi, je le partage en apprenant les règles qui le régissent. Il s’agit d’abord d’apprendre leur monde, le fonctionnement de leur monde, et de s’y mouvoir, d’une manière ou d’une autre. »
Voilà une voie bien particulière que Tobie Nathan n’a pas prise par hasard. Lui, le migrant, vient « d’un autre monde où ces choses-là faisaient partie de l’environnement. » Il se souvient, en Égypte, lorsqu’enfant il montait sur la terrasse de la maison – le monde des femmes : « Ma grand-mère faisant le zar, elle faisait le rituel, elle rentrait en transe en fait, en faisant de la musique. » C’est longtemps après, avec ses premiers patients, qu’il fait le lien avec la même transe, que lui raconte une Maghrébine. « C’est à ce moment-là que les choses ont commencé à se connecter dans ma tête. C’était des choses qui m’apparaissaient familières, qui ne me paraissaient pas monstrueuses. »
Mais il n’y a pas que cela. A Élie, son double romanesque, il fait crier « le débordement du malaise existentiel que je porte depuis mon immigration ». Alors, s’occuper de migrants durant quarante-cinq ans, cela ne doit rien au hasard. « Je suis un migrant, et j’ai été très très attentif au bouleversement que cette migration a produit en moi. J’ai une empreinte de mon passé. Et du bouleversement de l’immigration. » Un trouble qui l’habite encore. « Au bout d’un moment, on se dit, qu’est-ce que l’on est en vrai ? Et là, il y a une sorte de flou, et c’est encore là (il se porte une main sur le cœur). Ce n’est pas parti. »
“ Nous revenons à un monde païen, nous sortons du monothéisme ”« Qu’est-ce que je suis en vrai, je ne sais pas vous répondre. On n’y pense pas tout le temps, mais on sent que l’on est multiple, que l’on n’est pas une unité. Et l’on sent aussi qu’il y a une contingence, que les choses ne sont pas nécessaires, que cela peut changer encore, que je pourrais partir encore et redevenir encore quelqu’un d’autre. C’est un bouleversement très important qui me fait éprouver de la sympathie pour les migrants parce que je sais qu’ils vont vivre la même chose et je sais les accompagner là-dedans. » Et reconnaître leur richesse, dans sa vie de psychologue comme dans cet Évangile que véhicule Youri, ce gamin étrange non sans raison. « Les étrangers amènent avec eux leur étrangeté, ils sont accompagnés de leurs propres êtres. On pense qu’ils viennent tout seuls, mais ils n’arrivent pas tout nus, ils ont des traditions, des coutumes, des histoires, des divinités. Ils sont riches de cela. On fait comme s’ils devaient se débarrasser ce tout ce qu’ils ont pour devenir quelqu’un d’autre. Ce n’est pas possible. »
Et puis, « la relation avec l’invisible est différente d’un pays à l’autre, pour eux, il y a aussi de l’étrangeté, la nôtre ».
Dans le roman, on plonge même dans le surnaturel. Avec un message, tiré de l’épisode d’Abraham dans La Bible, où les voyageurs se révèlent être Dieu lui-même : « Quand vous croisez un étranger, faites gaffe,sourit Tobie Nathan. Vous ne savez pas ce qu’il y a derrière, quelle richesse, quelle puissance il porte. »
La puissance de son Youri, c’est aussi ni plus ni moins celle du prophète d’un nouveau dieu. Car les divinités aussi meurent et naissent. « Les dieux actuels ne sont plus crédibles, car ils ne font plus de bien aux gens. On va les laisser pour passer à autre chose. » Le moment est venu : « Chaque fois qu’il y a révolution dans les modes de communication des êtres humains, un dieu, une nouvelle mythologie divine apparaît. Et il y a une révolution terrible actuellement. » Révolution numérique et médiatique qui nous voile « la puissance de l’événement contre l’explication, la statistique », mais aussi révolution du statut de l’être : « On va avoir un monde où tous les êtres auront un statut équivalent, hommes femmes, jeunes et vieux, humains et animaux, voire même les plantes. Les enfants ont des avocats, les animaux font déjà condamner les hommes, les arbres seront représentés. Tous ces êtres auront des exigences et demanderont à ce qu’un représentant divin se batte pour eux. » Ce monde complexe « sera guidé par de nouvelles forces, c’est évident : on les voit déjà poindre. » Des forces nouvelles autant qu’ancestrales, animistes, celles des eaux ou des forêts : « C’est sur ces forces que les dieux viennent et s’installent », comme le Youri du roman, porté par la rivière cachée de Paris, la Bièvre.
Alors, Tobie Nathan en est persuadé, « nous revenons à un monde multiple, un monde païen, nous sortons du monothéisme ». Et dans ce monde multiple, il y aura de plus en plus de chances qu’il y ait des oubliés, migrants ou pas. Des parias, des laissés-pour-compte, des éclopés. C’est à eux que s’adresse d’emblée le dieu de Youri. Ce dieu-là ne devrait pas oublier de prendre la main du petit Tobie, 10 ans, éperdu sur le quai, et le guérir de son errance.
« L’Évangile selon Youri », 300 p., 19,50 € aux éditions du Seuil.

bio express

Tobie Nathan est né en 1948 de parents italiens juifs, installés au Caire. La famille émigre en Italie puis en France en 1958.
Docteur en psychologie, es lettres et sciences humaines, il devient en 1986 professeur de psychologie clinique et pathologique à l’université Paris-VIII, où il créé en 1993 le centre d’aide psychologique aux familles migrantes Georges-Devereux – du nom de son professeur, psychanalyste et anthropologue, fondateur de l’ethnopsychanalyse.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages scientifiques et essais, dont « La Folie des autres » (1986) ou « La Nouvelle Interprétation des rêves » (2001), et de romans, dont « Saraka Bô » (1993), « 613 » (2004) ou l’autobiographie « Ethno-roman » (2012).

—> Tobie Nathan, guérisseur des âmes

Adeline Fleury

Adeline Fleury

Le 22 octobre 2018

A 69 ans, Tobie Nathan croit en la magie. Un côté « sorcier » que
l’ethnopsychiatre assume totalement.

LE PARISIEN WEEK-END. Depuis plus de vingt ans, l’ethnopsychiatre soigne des migrants. Obligé de fuir l’Egypte, à 9 ans, avec sa famille, il a lui-même connu la douleur de l’exil. Son roman, « L’Evangile selon Youri », est en lice pour le prix Goncourt.

Tobie Nathan

Gilles Bassignac pour Le Parisien Week-End

Un côté médium qui surprend, un regard facétieux qui dévisage, analyse, comme un scanner de l’âme. Tobie Nathan, 69 ans, thérapeute, romancier pour la deuxième fois sélectionné au Goncourt – pour Ce pays qui te ressemble, en 2015 et, cette année, pour « L’Evangile selon Youri » * –, est un esprit débordant de références et d’obsessions.

La quête des origines, par exemple, jusqu’à deviner la personnalité de son interlocuteur et son identité au travers de son patronyme. Lui est né au Caire, il porte le prénom de son aïeul, Grand rabbin d’Egypte, Yom Tov (jour de fête, en hébreu, Tobie en est le diminutif).

L’Egypte, c’est loin, mais cela reste une blessure à vif. Il a 9 ans lorsque sa famille quitte le port d’Alexandrie. « Nasser a voulu mettre tous les Juifs dehors », tempête-t-il. Avant de dire adieu à sa terre natale, et de se fixer dans la cité Claude-Debussy, à Gennevilliers (Hautsde- Seine), où il découvre le mot « youpin », Tobie Nathan a eu le droit à une fouille au corps – il a pu garder une chevalière, qu’il s’est pourtant empressé de jeter à la mer. Une volonté de rupture nette, et en même temps, l’Egypte ne l’a jamais quitté.

Comme il n’a jamais oublié l’arabe, cette langue que parlait la bonne qui s’occupait de lui. Un atout dans son travail auprès des migrants au sein du Centre d’ethnopsychiatrie Georges-Devereux qu’il a créé en 1993, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).

Tenir compte des origines culturelles dans la thérapie

Fondée par Georges Devereux, anthropologue et psychanalyste, spécialiste des Amérindiens Mohaves, l’ethnopsychiatrie démontre que la compréhension des origines culturelles est indispensable au traitement d’un désordre psychique. « En clair : un Africain, un Indien, un Européen seront malades différemment, et les soigner avec des thérapies qui tiennent compte de leurs attachements, groupe d’origine, dieux, appréhension du monde, se révèle généralement plus efficace », explique Tobie Nathan.

Une approche qui a valu au thérapeute les foudresdes tenants d’une psychanalyse freudienne, Elisabeth Roudinesco en tête, qui lui a reproché « d’enfermer les gens dans leur culture » et une « haine de Freud ». Au Centre Georges- Devereux, déménagé à Paris depuis 2008, il a vu passer toutes les blessures de l’Afrique et du Moyen-Orient, les vagues de migration liées à la famine et aux conflits.

Les réfugiés sont aussi la matière de ses livres, que ce soit dans ses polars des années 1990 ou dans ses romans, comme le dernier, « L’Evangile selon Youri », parabole mettant en scène la rencontre d’un psy désabusé mais attachant et d’un enfant roumain aux pouvoirs surnaturels. « Youri, c’est un peu la somme de plusieurs personnes que j’ai vues défiler en consultation. On a tendance à vouloir simplifier la complexité des migrants. Les migrants sont des mythes vivants. Il ne faut pas éteindre “le feu qui les anime”. »

L’influence des êtres invisibles, des esprits

Tobie Nathan assume son côté « guérisseur », sa fascination pour la magie, les sorciers, les rituels sacrificiels. Ces croyances se sont agrégées à son judaïsme familial. Et puis, il y a eu l’Afrique noire. Au début des années 2000, il est allé faire l’ethnologue au Bénin, au Cameroun, en Guinée-Conakry, où il a dirigé le service culturel de l’ambassade de France.

A Paris aussi, il est au contact des communautés africaines. Il est persuadé de l’influence des êtres invisibles, des esprits, les djinns perses, les zars d’Ethiopie ou du Soudan, pour appréhender les personnalités, guérir la dépression et les peines de coeur. Car l’amour et le sexe sont aussi bien présents dans ses oeuvres.

Les vibrations des passionnés, des écorchés, habitent son « Philtre d’amour » (Odile Jacob), essai couronné de succès sorti en 2013, convoquant la psychologie, les traditions, les grands textes amoureux des civilisations, que l’on devrait prescrire en cas de rupture.

A force d’écouter des patients de toutes cultures et horizons, Tobie Nathan en a déduit que « la passion est le résultat d’une manipulation. On ne tombe pas amoureux au gré des rencontres, charmé par un corps harmonieux, un doux visage ou une belle âme, mais parce qu’on a été l’objet d’une capture délibérée ».

Il détaille les procédés nécessaires à cette capture : « Objets magiques, philtres, parfums, prières, rites, paroles ésotériques, nourritures ou boissons préparées… » Chacun pourrait provoquer l’amour de l’autre. Ainsi, selon ce fils de parfumeur, il existerait une sorcellerie des émotions, un envoûtement, qui, à l’image de Tristan et Yseult, nous ferait tomber en amour. On a envie de croire cet homme qui sait la délicatesse des sentiments.

Une parole incarnée

Youri est un gamin roumain, Youri a traversé toute l’Europe, Youri n’est pas un gosse comme les autres. Il n’a que 10 ans, il est clairvoyant et a des pouvoirs surnaturels. Elie est un psy un peu en bout de course, sa vie a pourtant été dense dans le centre d’ethnopsychiatrie qu’il dirige depuis des années. Il lui manque le souffle, la vibration. Heureusement, il y a la friperie de Samuel, sorte de café du commerce pour le divertir. Youri surgit dans la vie d’Elie vieillissant comme pour réveiller sa conscience. L’enfant serait-il le nouveau messie ? Tobie Nathan signe un roman poétique et politique qui interroge notre rapport aux migrants, aux religions et au surnaturel.

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Patrick Goujon Dans Études2019/1 (Janvier) * « L’Evangile selon Youri », de Tobie Nathan, Stock, 280 p., 19,50 €.

Convenons-en : il est assez rare d’écrire un évangile, surtout aujourd’hui ! Nimbé d’ironie, ce roman s’apparente à un conte. Élie – notez le prénom – est un maître de l’ethnopsychiatrie parisienne. Nous n’avons aucune peine à reconnaître l’auteur, mais cette identification ne sert à rien. Loin d’être un récit à clé – mais qui est ce jeune président de la République qui manque de se faire assassiner ? –, cet évangile, farfelu plutôt que merveilleux, décale, dérange pour mieux nous interroger. Que nous révèle l’arrivée de l’enfant Youri, migrant roumain, doté de pouvoirs extraordinaires, qui bouscule les habitudes d’un psy usé et qui trouble l’ordre des institutions – école, police, aide sociale, santé ? Que fera celui qui est confronté à l’inquiétante étrangeté ? L’Évangile selon Youri est pourtant bien un roman et non un conte, car les personnages s’y laissent toucher pour dévier de leur rôle ; c’est ainsi que s’opèrent la magie des rencontres ainsi que la féconde fluidité des âmes à laquelle Tobie Nathan est si sensible. Et pourquoi un évangile, sinon pour nous faire découvrir dans ce « monde sens dessus dessous » où l’enfant tombe, que c’est bien lui qui peut en être la grâce… « Que peut-on faire de celui qui accomplit des miracles ? Comment s’en débarrasser ? Le cacher dans le silence, il surgira par la souffrance des passants. […] Reste seulement à remercier. Je vous le dis sans détour, gens de peu de foi : priez, sinon vous pleurerez ! » Ce n’est pas là une parodie, je vous le dis !