Conférences de Saint-Denis — Ethnopsychiatrie — 1

Tobie Nathan devant l'entrée de l'Université Paris 8

Résumé des premières conférences des 18 octobre, 8 et 22 novembre et 6 décembre

Ethnopsychiatrie — 1 —

Mon propos est ici de tracer les contours de l’ethnopsychiatrie que je pratique et j’enseigne. Je sais qu’il existe plusieurs formes – peut-être faudrait-il dire plusieurs disciplines – cherchant à articuler les données anthropologiques et psychopathologiques, qu’elles se sont succédé selon les époques, avec les théories du temps, les préoccupations, voire les tics d’une époque ou d’une autre. Il va sans dire que je défends mes options. Mais ce n’est pas oubli ou mépris que de ne pas citer toutes les autres, c’est simplement pour ne pas trop rallonger mon discours. Je vais donc exposer ici quelques éléments de l’histoire, les soubassements théoriques et les développements récents de cette ethnopsychiatrie. Vous verrez combien elle est particulière.

Je voudrais d’abord remercier l’Université Paris 8, mon université, d’avoir pris l’initiative d’organiser ce cycle de conférences. Il faut dire que l’ethnopsychiatrie s’est développée ici, en Seine-Saint-Denis, d’abord, puis à Saint-Denis, dans cette Université qui a accueilli le Centre Georges Devereux durant plus de quatorze ans, de 1993 à 2007. Mais c’est évidemment à l’UFR de Psychologie et à sa dynamique directrice, Mme Marie-Carmen Castillo que revient toute ma reconnaissance, qui a tout fait pour que ces conférences se déroulent au mieux, dans ce cadre.

Vous imaginez bien que c’est difficile, et nécessairement réducteur d’aborder ainsi en un peu plus d’une heure la définition du champ, les points théoriques saillants et les apports spécifiques de la discipline. Mais je vais m’y essayer, comptant sur les questions que vous ne manquerez pas de me poser tout à l’heure pour préciser les points laissés obscurs.

Un peu d’histoire

Georges Devereux a toujours affirmé que ce n’était pas lui, mais Louis Mars, un psychiatre haïtien passionné de Vaudou et engagé dans les activités politiques liées à la décolonisation, qui fut à l’origine du mot « ethnopsychiatrie ». Dès les années ‘30’, Louis Mars scrutait la culture haïtienne recherchant les homologies avec les données psychiatriques, mais aussi les singularités culturelles. Il a écrit sur les zombies, sur le vaudou, sur les rituels thérapeutiques sous forme de transe[1]. Pour lui, il était évident que le peuple haïtien, son peuple, était dépositaire de techniques de soin anciennes, aux logiques profondes. Reconnaître ces faits, les afficher, s’en faire le porte-parole était pour lui à la fois travail de psychiatre et véritable action politique — une sorte de profession de foi qu’on pourrait résumer par la formule : « n’oubliez pas la richesse des pauvres ! » Autrement dit, les pays en voie de développement disposent aussi de cultures — ce que l’on oublie toujours — et mettent en œuvre des intelligences complexes.

Par la suite, Louis Mars abandonna la pratique de la psychiatrie, se consacrant toujours plus à la politique[2]. Mais, lorsqu’il était psychiatre, il préconisait volontiers de faire ce qu’il appelait déjà de « l’ethnopsychiatrie » plutôt que de la psychiatrie, qu’il ne s’agissait pas seulement d’efficacité thérapeutique, mais aussi d’engagement politique[3].

Dans les termes de l’époque, le mot « ethnopsychiatrie » s’inscrivait dans une longue série « d’ethnosciences ». On parlait d’« Ethnopsychiatrie », comme on disait aussi « ethnobotanique », « ethnozoologie » ou « ethnomathématiques ». Il paraissait alors incontestable que les peuples transmettaient de génération en génération des connaissances de leur milieu et des savoir-faire institués. Toutes ces disciplines à préfixe « ethno » qui fleuriront dans les années d’après-guerre  aboutissaient le plus souvent à la conclusion que des peuples n’ayant pas de tradition écrite étaient néanmoins riches de savoirs véritables, comparables à notre « science ». Ce sont précisément ces savoirs, sans représentants savants, sans académie, sans revues à comité de lecture, sans comités de sélection, que l’on appelait « ethnosciences ».

Mais dans « ethnosciences », le préfixe « ethno », impliquait qu’il s’agissait de savoirs liés à un peuple et non de savoirs généraux surplombant de leur vérité universelle une humanité unifiée. Idée surprenante, que l’on a du mal à comprendre aujourd’hui, que celle de l’existence de savoirs liés à un peuple. Car si elles constituent de vrais savoirs et concernent de ce fait l’humanité entière, la quintessence de ces ethnosciences était réputée secrète, un peu comme si leur substance avait été confiée à une population déterminée, déposée en son intimité, préservée au chaud, dans sa langue. Il est vrai que ces savoirs se transmettent plutôt de manière initiatique, que leur acquisition est liée à des statuts spécifiques, bien loin de notre culture ouverte à tous.

C’était cela qu’on appelait « ethnopsychiatrie », la « psychiatrie » d’un peuple, précipité des connaissances accumulées durant des siècles, voire des millénaires ; savoir déposé dans des lieux secrets, transmis le long de procédures initiatiques, préservées, précisément du fait de la spécificité de leur transmission. Ces psychiatries spécifiques, comme il existait des connaissances de la neige chez les Inouits et des connaissances des substances psychédéliques chez les Indiens d’Amérique du Sud, devaient  à la fois être considérées « propriétés » de ce peuple particulier, mais aussi richesses de l’humanité. En toute logique, deux questions se posaient alors — devraient se poser encore : les éventuels brevets liés à cette propriété et les façons d’intégrer ces connaissances au corpus universel.

Mon maître, Georges Devereux, a affirmé avec force, dès le tout début des années ‘60’, qu’il n’est pas de peuple sans « ethnopsychiatrie » — c’est-à-dire de peuple sans son propre repérage sans ses propres modalités de prise en charge des désordres, de ce type de négativité que la science appelle « psychopathologie ». C’est pourquoi il a intitulé son ouvrage princeps « Ethnopsychiatrie Mohave » (Mohave ethnopsychiatry, puisqu’il a d’abord été publié en anglais — traduit en français sous le titre Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave)[4]. Dans ce texte fondateur, Devereux tente de tirer toutes les conclusions des prémisses de l’ethnopsychiatrie. Il montre que les Mohave, tout petit peuple de Californie, disposent d’un appareil théorique complexe, de désignations nosographiques multiples, de dispositifs spécifiques de prise en charge. La méthode utilisée pour décrire cette ethnopsychiatrie, est une sorte d’anthropologie spécialisée. Il rencontre les thérapeutes, les interroge, part à la découverte de leur compétence. Mais il observe aussi les malades dont il restitue le parcours, leurs familles aussi, qui évaluent l’effet du traitement. Il s’informe des récits mythologiques, dessinant la vision du monde associée au système thérapeutique. Il tente de dresser un tableau le plus complet possible de ce qu’on a pu aussi appeler « psychiatrie traditionnelle », depuis le repérage diagnostic jusqu’à la mise en œuvre des procédures thérapeutiques et l’évaluation de leur efficacité. Il se préoccupe tout particulièrement de la personnalité du thérapeute, ici le chaman.

Il fournit des descriptions approfondies de personnalités de médicine men, de guérisseurs, de « traditional healers. Il tente de distinguer ce qui relève de leur singularité et ce qui est plutôt du ressort de leur formation, de leur comportement obligatoire, autrement dit. Car, comme vous le savez sans doute, le traitement chamanique implique dans la plupart des groupes ethniques, la prise de substances psychédéliques, surtout par le chaman. La partie la plus spectaculaire du traitement, la danse et les chants du chaman, souvent en état de transe, a fait dire à des anthropologues — par exemple à Jean Pouillon — qu’ici le « médecin » fait le fou pour soigner un malade qui lui, est passif, ne présentant apparemment pas de symptômes[5]. Devereux, entre dans des discussions complexes, très étayées, sur l’éventuelle psychopathologie du chaman lui-même, à tel point qu’à lire sa monographie, on peut se demander si, pour être docteur, chez les Mohave, et plus précisément psychiatre, il ne faut pas d’abord être fou.

Il en ressort fortement la sensation que ces « ethnosciences », accumulations de savoirs réels, de techniques spécifiques, ne peuvent en aucun cas être rapportées à des théories répertoriées au sein de nos propres savoirs. Impossible de prétendre par exemple, comme on l’a beaucoup fait à une certaine époque, que les Mohave ont eu l’intuition de la théorie psychanalytique du transfert ou de l’étiologie sexuelle des névroses, ou bien que les Wolof étaient adeptes, sans le savoir, de la forclusion du nom du père… Et si le chercheur s’étonne souvent de leur efficacité, la conclusion qui s’impose est qu’elles méritent au moins d’être étudiés pour elles-mêmes. Tel est donc le sens initial du mot « ethnopsychiatrie » ; telle était la définition de cette discipline. L’appréhension d’un système thérapeutique complexe, d’une sorte d’univers dans sa globalité. Comme je viens de le souligner, cette discipline était dès l’origine, à la fois technique et, pour ainsi dire, politique, prenant de fait parti pour la reconnaissance des savoirs traditionnels. Elle aurait dû déboucher sur une psychiatrie engagée — certains travaux de Frantz Fann, au début de sa carrière, sont incontestablement de cette veine — y compris dans les pays en voie de développement et la construction de systèmes de santé hybrides, intégrant les traditional healers, sans les reléguer dans des statuts d’auxiliaires du serviteur de l’aide de l’aide soignant.

Texte fondateur que Mohave Ethnopsychiatrie de Devereux, qui n’a pourtant pas vraiment fait école.  Le projet était trop exhaustif ; la méthode trop complexe. Elle impliquait à la fois l’érudition du savant et le travail minutieux du chercheur de terrain — une méthode qui ne convient guère à des temps pressés. Seule peut-être la thèse d’András Zempleni, tente-t-elle de tenir le pari, celui d’exposer dans son ensemble l’ethnopsychiatrie d’une population[6]. Cette thèse, L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lébou du Sénégal, jamais publiée, souvent utilisée[7], malgré les imperfections de plus en plus perceptibles avec le temps, est restée l’une des sources les plus précieuses sur l’ethnopsychiatrie sénégalaise. Certes, plus anthropologique que clinique, elle s’appesantit longuement sur les interprétations traditionnelles et reste assez rapide sur les techniques thérapeutiques.
Mais elle tente de tenir le pari de la définition de la discipline par Devereux. Peut-être faudrait-il mentionner aussi l’ouvrage célèbre de Sudhir Kakar, psychiatre et psychanalyste indien, Shamans, Mystics and Doctors, publié pour la première fois à New Delhi en anglais en 1982[8], de la même veine, certainement, quoique ne se référant pas aux mêmes théories. Signe de ces temps heureux, où la connaissance psychiatrique semblait concerner le citoyen ; ces temps où on se disait parfois que le degré de liberté d’une société pouvait se mesurer à la façon dont elle s’occupait de ses malades mentaux. La démarche ethnopsychiatrique initiale impliquait tant la reconnaissance des peuples que celle de leurs savoirs. Elle était donc traversée d’une dimension politique dont on trouve les traces dans les travaux d’un Robert Jaulin ou de ses élèves comme par exemple Patrick Deshayes [9].

La suite bientôt ici…


[8] Traduction française : S. Kakar, Chamans, mystiques et médecins. Paris, Le Seuil, 19997.

[9] Patrick Deshayes, Les mots, les images et leurs maladies, Paris, Talmart Loris, 2000.


[6] A. Zempleni, 1968, L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lébou du Sénégal. Thèse pour le Doctorat de troisième cycle. Paris, Sorbonne. On pourrait également considérer de la même façon l’investigation du psychanalyste indien Sudhir Kakar, Shamans, Mystics and Doctors, parue en 1982 et traduite sous le titre Chamans, mystiques et médecins, Paris, Le Seuil, 1997.

[7] Voir les travaux de « l’école de Dakar » que l’on peut retrouver tout au long des premières années de la revue Psychopathologie africaine, voir aussi Ortigues, Marie-Cécile & Edmond Ortigues, 1966, Œdipe africain. Paris, L’Harmattan, 1984.


[5] J. Pouillon, 1970, « Malade et médecin : le même et/ou l’autre. Remarques ethnologiques ». Nouvelle revue de psychanalyse, 1, 1970, 76-98.


[4] Mohave ethnopsychiatry, puisqu’il a d’abord été publié en anglais — traduit en français sous le titre Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave. Devereux, 1996.


[1] Louis P. Mars, M.D.
From, 1945, « The Story of Zombi in Haïti », Man: A Record of Anthropological Science.
Vol. XLV, no. 22. pp. 38-40.
March-April, 1945. 1962, « La crise de possession et la personnalité humaine en Haïti ». Revue de psychologie des peuples 17.1 (1962): 6-22. 1966, « La psychiatrie au service du tiers monde, nouvelles considérations ». Psychopathologie Africaine, vol. 2 – n° 2 Dakar 1966.

[2] Le docteur Louis Mars (1906-2000), médecin, psychiatre, a été membre de l’Académie de Médecine de New York et couronné par l’Académie de Médecine de Paris. Il a été élu député en 1946 et fut un temps Ministre des Affaires Etrangères de Haïti. Par la suite, il a eu une longue carrière diplomatique.

[3] Louis Mars assista un jour de 1973 au séminaire de Devereux, et là encore parla de l’importance politique de l’ethnopsychiatrie.

4 réflexions sur “Conférences de Saint-Denis — Ethnopsychiatrie — 1

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  2. Merci ça me semble bien logique d associer ethno et psychiatrie et pour moi dans ce sens la psychiatrie retrouve de l intérêt .
    C pas une question c est merci et comment en lire plus et peut on assister à ces conférences ?

  3. Tout ce que vous dites est tellement évident ! J’ai apprécié vos livres « L’influence qui guérit », « Nous ne sommes pas seuls au monde »… Et les romans etc… Grâce à eux et une psy / ethnopsy que vous connaissez, je suis heureusement en vie aujourd’hui : un grand merci. Je n’ai pas pu venir à vos conférences, alors c’est avec un immense plaisir que je vais lire les résumés sur votre blog.

  4. Merci de toujours nous éclairer. Nous avons tant besoins de lumière….. Et j’adore cette théorie chamanique du « médecin » faisant le fou!! . Mille excuses.. Je sais c’est très sérieux et même vital au niveau d’alors, Mais c’est plus fort que moi!! Si seulement il n’usait pas de psychotropes!! La cela aurait était vraiment drôle du coup!! Voyez vous même.. Un jour, dans notre contrée lointaine, en marchant dans la rue j’aperçois un fou, un vrai, qui dansait comme un »fou » à un carrefour où il y’avait du monde. Ses aillons et sa danse insouciante et provocatrice au milieu de tous traduisaient un désordre mental évident. Arrivé à son niveau, et au moment où, heureux dans sa transe il m’observait et ne s »attendait à rien de ma part, je lui fis un joli clin d’oeil. tout en poursuivant ma route. Je soupçonnais quand même l’effet que je pouvais lui faire mais ce que je ne pouvais pas mesurer, c’était l’état de son étonnement et comment cela allait se manifester!! .Quinze, vingt pas plus loin je me retourne et Oh surprise!! Il était figé comme dans une glace, les yeux grands ouverts me regardant d »un regard qui na brillait plus de malice ni de vices!!..L’air agar, me voyant m’éloigner!! De deux choses l’une.. Ou il a eu à ce moment précis une lucidité salutaire et passagère, ou il s »est fait piégé dans son propre jeu!! jugez vous même!! En tout état de cause, une question subsiste et me taraude l’esprit.. Mais c »est quoi vraiment un fou?? Mystère!!

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