• Entre les langues (Heinz Wismann)

A propos de Penser entre deux langues de Heinz Wismann — Paris, Albin Michel, 2012 

À la fois autobiographique et retraçant le parcours intellectuel, mais aussi affectif d’un chercheur, d’un érudit et d’un penseur — c’est-à-dire quelqu’un qui propose des idées — pas n’importe lesquelles, des idées assises à la fois sur ses expériences de vie, parfois très intimes, sur son parcours universitaire et les entreprises auxquelles il a participé, sur un regard singulier sur la vie sociale et politique — un chercheur !

L’espace entre deux langues

Lui qui a écrit un livre étonnant intitulé Héraclite ou la séparation, on pourrait intituler le sien : Le livre des oppositions… Sa principale thèse, la langue crée un surplus dans la description du réel, un reste, qui permet d’avoir une perception critique du monde. C’est en faisant l’expérience du bilinguisme qu’on prend conscience du caractère contingent de ce plus à être et à penser que procure la langue.

Alors, la pensée se situerait précisément dans cet espace entre deux langues, l’espace qu’habite le bilingue — le véritable bilingue, bien sûr, qui ne peut jamais être tout à fait certain que ce qu’il perçoit est ce qui est dit dans cette langue et pas dans l’autre.

Heinz Wismann

Une philosophie s’en dégage : il ne s’agit en aucun cas de résoudre les conflits entre les langues, les antinomies, les impossibilités de traduction ; il ne faut à aucun prix rechercher des langues molles, intermédiaires, compréhensibles par tous. Le jeu, la perplexité entre les langues est l’espace-même de la réflexivité.

… et entre les cultures

Les langues, bien sûr, mais pas seulement ! Wismann s’est installé en chercheur perplexe entre de grands systèmes, par exemple des disciplines et surtout, au début de sa carrière, entre la philologie et la philosophie, c’est-à-dire entre l’origine des mots et leur capacité à dire la vérité. Il s’intéresse aussi, par exemple, à cet espace extraordinaire, qui a vu se confronter deux pensées de la divinité opposées et incompatibles : le panthéisme grec et le monothéisme juif. Cet espace, ce moment de l’histoire, il le perçoit au 2ème siècle, à Alexandrie, qui a vu naître le christianisme, qu’il considère comme une tentative de négocier cette relation impossible, entre une divinité transcendante et impossible à représenter et une divinité immanente qui ne s’exprime que par sa présence, et notamment par ses représentations. Ce livre est aussi une hypothèse pour comprendre l’incroyable fécondité du christianisme, qu’il explique par cette position de perplexité entre ces deux formes de divinité, qui a duré deux millénaires.

Il faut dire que l’on peut lire aussi, entre les lignes, une apologie du protestantisme, qui aurait su exploiter l’hypothèse de l’eucharistie et celle des « langues de feu » de la Pentecôte.

Application à la littérature

On devrait mettre les idées de Wismann au travail, notamment pour comprendre le dynamisme des courants littéraires. Son hypothèse est particulièrement utile pour la compréhension des grands moments de littérature, tels que la littérature américaine des années 50 et 60 dans laquelle un grand nombre de grands auteurs étaient juifs, de famille récemment immigrée, tels Saül Bellow, Chaïm Potok, Arthur Miller, Norman Mailer ou Philip Roth. Cette créativité indique à la fois la perplexité entre deux grands systèmes et les difficultés d’intégration. On pourrait la comparer avec cette littérature montante en France, des écrivains de « seconde génération », souvent profondément inscrits dans la culture française, mais aussi plongés dans les singularités à la fois syntaxique et culturelle de la culture d’origine. Je pense par exemple à Sabri Louatah (Les sauvages), Rachid Santaki (Les Anges S’habillent En Caillera) ou à l’incroyable Wajdi Mouawad (Anima)… et bien d’autres, aussi…

Un précédent célèbre: en l’an 9 après JC, Ovide fut exilé en Thrace, aux alentours de la ville actuelle de Constantza, actuellement en Roumanie, où vivaient les Gètes. Au bout de quelques années, il écrivit un long poème en langue gète à la gloire de l’empereur Auguste.

Alors, plutôt que des débats stériles sur l’identité, peut-être faudrait-il garder à l’esprit que les systèmes ne se métissent pas si facilement — les langues, les cultures, les systèmes de pensée et que la créativité pourrait bien se loger dans la capacité à se tenir dans la perplexité entre deux systèmes opposés.

La disparition des langues minoritaires

Mais pour se tenir entre ces deux systèmes, encore faudrait-il qu’ils existent et perdurent. La mondialisation hésite encore un peu entre une violente éradication de toutes les singularités et la construction ou (la reconstruction) de petits espaces communautaires. Toujours est-il que, chemin faisant, on assiste à une destruction accélérée des langues minoritaires, à tel point que l’on considère que plus de la moitié des 6000 langues existant actuellement pourraient disparaître avant la fin de ce siècle. On considère que tous les 15 jours meurt le dernier locuteur d’une de ces langues qui n’eut pas la chance d’être préservée par l’écriture.

Un livre fascinant vient de paraître, écrit par un ethno-linguiste australien, Nicholas Evans. Peut-être faudrait-il un jour en parler en détail, mais quelques chiffres, tirés de cet ouvrage laissent pantois :

La Papouasie-Nouvelle Guinée : 847 langues

L’Indonésie : 655

L’Inde : 309

Le Cameroun : 201

Le Congo : 158

La Chine : seulement 77

On remarque que la Chine, doté d’un état centralisateur depuis longtemps a déjà fait disparaître pour une grande part ses langues minoritaires.

Mais ce qui est le plus étrange, c’est que là où règne encore la diversité linguistique, c’est aussi l’endroit où l’on trouve la plus grande diversité biologique — et notamment zoologique.

Et l’on aurait à nouveau envie de citer un passage de la Bible qui se trouve quasi à l’identique dans le Coran :

« Ô hommes! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. » (Sourate al-Hujurat: 13)

TN

Pour écouter l’émission La Grande Table  sur France Culture ici <—

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