• Qui est Jean Soler ?

De la pensée simpliste érigée en bréviaire ou de

l’art de ressusciter les vieilles querelles

publié dans l’Arche N° 639 — octobre 2012

 

[…dans une réaction sur un blog, Jean Soler épingle deux erreurs dans mon texte, l’une agaçante, mais corrigée désormais : il faut bien écrire adversus judeos et non adversus judei — dont acte ! 

la seconde : le livre d’Israël Finkelstein, la Bible dévoilée, est bien cité en fin de volume du livre de Soler, mais presqu’en passant. Le véritable problème n’est évidemment pas l’absence de citation, mais l’ignorance des conclusions auxquelles parvient Finkelstein et que je résume ici…

Pour le reste, je ne change pas une virgule à mon argumentation ci-dessous]

Qui est Dieu, tel est le titre du dernier livre d’un certain Jean Soler, qui a quelque peu défrayé la chronique au début de l’été. C’est donc un livre de religion — puisqu’aussi bien la nature de la divinité est l’énigme fondamentale de toute religion. Reste à savoir de quelle religion ce pamphlet est le bréviaire.

Ce court essai prétend démonter en 120 pages les idées fausses que les Juifs colporteraient sur leur propre dieu depuis des lustres et qu’ils auraient transmises aux Chrétiens d’abord, aux Musulmans, ensuite et ainsi à près de trois milliards de fidèles à travers le monde. Entendant se dresser seul face à une telle masse d’intoxiqués à l’opium populaire, l’homme adopte, cela va sans dire, une posture de martyre. « Mon but est de porter sur la place publique… des idées que j’ai avancées dans des livres dont les critiques n’ont pas rendu compte, gronde-t-il dès la première page, sans doute parce qu’ils dérangeaient leurs certitudes ou pour ne pas déplaire à certains milieux. » (p. 7)

Et voici les quelques lois de ce nouveau bréviaire :

1) la Bible est bien moins ancienne que ne le prétendent les Juifs ;

2) la Bible n’est pas monothéiste ;

3) étant une sorte de pacte tribal, elle ne contient aucune morale universelle ;

4) il n’existerait aucune spiritualité dans la Bible ;

5) Le Cantique des Cantiques (n’)est (rien qu’)un poème érotique ;

6) Les Juifs, nourris au texte biblique, seraient hostiles à toute universalité, cultivant avec passion le culte du repli identitaire.

Dans sa forme, un tel écrit ressemble à certains pamphlets haineux d’un passé lointain, comme par exemple le fameux Contre les gentils (Adversus Nationes) d’Arnobe ou le Protreptique de Clément d’Alexandrie, la beauté du style en moins. Pour promouvoir le nouveau dieu, d’amour et de pureté, celui des Chrétiens, ces Pères de l’Église accusaient les dieux des païens de contraindre leurs adeptes à l’obscénité.

Texte sous influence

Le caractère toxique du pamphlet de Soler ne réside pas dans l’accusation, mais du fait que les données sur lesquelles il s’appuie ne sont pas dénuées d’intérêt. Ici, elles sont cependant simplifiées, distordues puis dévoyées. Pour étayer, par exemple sa première proposition, la relative jeunesse du texte biblique, il s’appuie sur les recherches récentes des archéologues et surtout, sans le citer, sur un livre magnifique d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, The Bible Unearthed, traduit en français sous le titre La Bible dévoilée[1].

Voir un aperçu des travaux d’Israël Finkelstein

La rédaction du texte biblique a débuté au temps du roi Josias — et non pas au XIIIè siècle av. J.-C., comme l’ont pensé des générations de biblistes. Cette proposition pose autant de problèmes qu’elle en résout, puisqu’il reste à comprendre d’où provenaient les différentes strates de récits qui ont été colligés en une rhapsodie et harmonisés par des scribes inspirés[2]. Ce que démontrent en vérité les recherches archéologiques, c’est qu’à la fin du VIIème siècle av. J.-C., les Juifs ont poursuivi leur connaissance de leur propre dieu au travers du texte, et cela sous l’impulsion — et probablement sur ordre du roi Josias. Faut-il expliquer aussi à Monsieur Soler que cette rédaction a été précédée par une première connaissance de leur dieu sous forme de poèmes rimés et de cantiques… et ajouter qu’ils l’ont aussi poursuivie dans le Talmud et encore dans la Kabbale et encore aujourd’hui ? Faut-il encore lui dire qu’ils ont bien des fois changé d’avis quant à la nature de leur dieu et quant aux rites qui lui agréent ?

S’il emprunte son matériel à Finkelstein, Soler oublie les arguments de sa source. Car ce que démontre Finkelstein, c’est la présence de deux tendances antagonistes au sein du peuple juif — et cela depuis les premiers temps de son apparition sur la scène du Proche Orient. Une tendance à s’adapter, à emprunter la culture ambiante, se spécialisant par exemple dans la production de denrées recherchées à l’époque (l’huile d’olive et le vin, principalement) et intégrant les dieux des puissants voisins dans leurs rites et une tendance inverse, de recherche passionnée de sa propre spécificité et du maintien de celle-ci, y compris par des lois autoritaires. Le plus extraordinaire en l’affaire est que ces deux tendances, que l’on peut identifier dès le XIIème siècle av. J.-C., sont encore vivaces dans le judaïsme contemporain, y dessinant ses lignes de force et de fracture. Le peuple juif n’a jamais renoncé à la distinction, tout en se pliant aux obligations de la communion, du partage du monde entre les différents dieux.

Pourquoi les Juifs ont-ils conservé dans leur canon ce beau poème érotique qu’est le Cantique des cantiques qu’ils récitent traditionnellement durant la fête de Pessa’h ? Voilà également une belle énigme, qui mérite une analyse à la hauteur de l’enjeu. Dans ce poème, il s’agit aussi d’approfondir la connaissance de la relation que la divinité établit avec les humains. Les dieux qui entouraient le dieu juif, notamment les dieux babyloniens, mais aussi les dieux grecs et cananéens avaient des relations sexuelles avec leurs adeptes — surtout avec les femmes, mais pas exclusivement. On peut facilement imaginer les excès et les dérives auxquels ces cultes pouvaient donner lieu. La Bible n’est pas le seul texte à s’en faire l’écho. Que l’on pense à la description, qui ne manque pas d’humour, de la prostitution sacrée par Hérodote, dans ces temples où les jeunes filles offraient leur virginité au voyageur de passage, représentant le dieu ; que l’on pense aussi aux cultes des Baals, prototypes, très certainement, des relations entre les humains et les djinns. Là aussi, le dieu juif se distingue des autres dieux, ses voisins, non seulement par une condamnation morale, mais par une proposition d’une autre nature. Ce que dit le Cantique, c’est que le dieu juif ne s’intéresse pas sexuellement aux humains en tant qu’individus, mais aux couples. Une femme unie à un homme — c’est cet être nouveau, cet androgyne soudain unifié, qui intéresse Dieu. On n’a pas assez souligné que, du coup, les Juifs ont « inventé » la passion amoureuse. On comprend que les responsables religieux soient restés perplexes devant un tel texte, ayant longtemps tergiversé avant de l’admettre, sous l’impulsion d’Akiba, dans leur Canon.

le roi d’Israël Jéhu agenouillé devant le roi Salmanasar.

Voir quelques références archéologiques

Revenons sur la question, centrale dans l’ouvrage de Soler, celle du monothéisme. Première proposition : les Juifs ne seraient pas monothéistes. Là, je voudrais dire à Jean Soler qu’aucun peuple ne l’est ! Les clergés de bien des religions ont tenté d’imposer le monothéisme, une religion du seul dieu véritable, mais le peuple sait qu’il existe d’autres peuples et donc d’autres dieux ! La véritable question est : « que faire des dieux des autres ? » Les Juifs ont décidé de les penser — certes en mettant en cause leur pouvoir et en interdisant de s’adonner à leur culte. ‘Avoda Zara, que l’on traduit improprement par « idolâtrie », signifie littéralement « servir les dieux étrangers ». C’est cela qui est interdit. Une telle interdiction s’est d’ailleurs toujours révélée lettre morte. Les Juifs ont été de toutes les hérésies.

C’est dans la seconde partie du livre que le texte de Soler devient franchement surréaliste. On voit apparaître soudain une succession de propositions sous forme de syllogisme.

1) Les Juifs ne sont pas monothéistes, mais

2) les Juifs ont inventé le monothéisme (« Aucun peuple avant les Juifs n’a formulé comme une évidence qu’il n’existe qu’un dieu » p. 62) Soit ! Passons sur l’incohérence du propos.

3) Le monothéisme est génocidaire par nature donc… Et voilà qui était attendu depuis le début :

4) les Juifs ont inventé le génocide.

 » on reconnaît ce retournement typique, consistant à attribuer à la victime la responsabilité de la violence dont elle est l’objet »

Je rappellerai à Soler que le monothéisme se révèle idéologie destructrice lorsqu’il tente de réunir des peuples que toutes leurs traditions séparent. Le monothéisme des populations européennes récemment converties (Germains, Gaéliques, Francs, Saxons…) a produit les croisades, puis l’inquisition, puis l’acharnement contre les malheureuses sorcières du XVème au XVIIème siècle en Europe du Nord. Sa rencontre avec l’Afrique, puis avec les peuples amérindiens avec son souci de communion dans un grand tout, ont causé les ravages irréparables que l’on sait. Le monothéisme exacerbé d’un Islam qui se veut aujourd’hui mondial, rassemblant des peuples aux traditions aussi différentes que les Perses, les Saoudiens, les Africains musulmans d’Afrique subsaharienne, les Indonésiens, les Afghans, les Pakistanais, les Tchétchènes, les Kosovars… est éminemment porteur de violence. Ce n’est pas le monothéisme qui en est la cause, mais l’utilisation du monothéisme pour transformer brutalement la multiplicité en multitude.

Tuer le père

Peut-être est-ce trop compliqué pour Monsieur Soler ? Il préfère les formules simples. Par exemple celle à laquelle il parvient à la fin de son livre. Le nazisme, prétend Soler, cette idéologie mortifère qui a été à l’origine d’un génocide sans précédent dont les Juifs ont été les premières victimes… Eh bien, le nazisme serait une invention juive.  Je cite : « Le nazisme selon Mein Kampf est le modèle hébraïque auquel il ne manque même pas Dieu » (p. 106). Nous atteignons le comble de l’ignominie ! À partir de là, je ne me sens plus capable de discuter les arguments de l’auteur. J’ai reconnu ce retournement typique, consistant à attribuer à la victime la responsabilité de la violence dont elle est l’objet.

C’était donc le but. Voilà la nouvelle religion dont Soler est le prophète et Qui est Dieu, le bréviaire — une religion négative faisant mine de promouvoir un polythéisme sans contenu. Pourquoi donc veut-il revenir aux dieux grecs si ce n’est parce qu’ils sont dans son esprit les antagonistes des Juifs ? S’il souhaite être polythéiste, faut-il lui rappeler qu’il existe aujourd’hui des polythéismes vivaces, en prise avec la modernité — l’hindouisme (un milliard de croyants), la religion traditionnelle chinoise (450 millions), le vaudou aussi (tout de même 60 millions) ? Pourquoi ne s’y réfère-t-il pas ? Pourquoi veut-il extraire le polythéisme grec des poubelles de l’histoire si ce n’est pour s’en prendre aux Juifs ? Son livre ne devrait pas s’intituler Qui est Dieu, mais bien Adversus Judeos, « Contre les Juifs ». La religion qu’il promeut est seulement accusatoire, ayant identifié un bouc émissaire — un vieux bouc ayant servi bien des fois par le passé. Je suis certain qu’une telle pensée simplifiée, paranoïde, pourrait avoir un certain avenir, en tant que secte, en tout cas.

Jean Soler, Qui est Dieu ? Paris, Editions de Fallois, 2012.


[1] Paris, Bayard, 2002. Il s’agit plus exactement de La Bible déterrée. On comprend qu’un tel titre était ambigu en français. Mais l’idée était bien que les objets arrachés à la terre par les archéologues ont métamorphosé l’idée que nous nous faisions jusque là de la Bible. Ce livre, qui a été un best seller mondial, a proposé une synthèse originale et extrêmement convaincante de l’histoire de la Bible, telle qu’elle a pu être reconstituée à la lumière des découvertes archéologiques. Sa force réside dans la cohérence de sa proposition historique à la fois érudite, étayée et imaginative. Mais cela, c’est le travail de véritables chercheurs, pas de faux prophètes.

[2] « Car si le texte a été rédigé au VIIème siècle, les récits — au moins certains d’entre eux — datent du Xème, parfois du XIIème siècle av. JC. Ainsi en est-il des récits concernant David et Salomon. D’après de nombreux savants, l’histoire deutéronomique fut compilée, sous une forme proche de l’actuelle, vers la fin du VIIè siècle av. J.-C., sous le règne du roi Josias, roi de Juda (639-609 av. J.-C.), soit environ trois siècles après l’époque de David et Salomon. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que lors de sa mise en forme, elle ait donné lieu à une composition entièrement nouvelle ou purement imaginaire… Issue d’un montage réalisé à partir de diverses sources antérieures… » Israël Finkelstein, Neil Asher Silberman, Les rois sacrés de la Bible. À la recherche de David et Salomon. Paris, Bayard, 2006.

8 réflexions sur “• Qui est Jean Soler ?

  1. Pingback: ma critique du livre de Jean Soler, « qui est Dieu ?  « «Le blog de Tobie Nathan

  2. Bravo mr tobie Nathan, votre analyse est rigoureuse , vous avez su deviner le venin habituel de certains écrivains…
    Je veux seulement apporter une tout petite contribution, le cantique des cantiques « lékha dodi… » Est recite à l’entrée de chaque shabbat.

  3. Cher Tobie Nathan, je viens de lire ethno roman, et je me suis régalée et vous remercie pour cette lumière (de vrais rayons X) sur la « sortie d’Egypte » des temps modernes.
    mais je n’ai pas lu le livre de Soler et je ne permettrai pas de critique, mais quand-même… le monothéisme, il est vrai, instaure dans la pensée humaine, entre autres bonnes idées, une très mauvaise idée que: mon Dieu est le seul (chma israël, adonai ehad) et que les autres ne sont donc rien… très mauvaise idée, qui conduit , en effet, à l’exclusion et non à l’ouverture fascinante et lévinassienne au regard de l’autre…
    J’ai bien connu Soler, en Israël, il y a des années, difficile de le soupçonner d’être « Adversus Judei »,, en tous cas, pas à cette époque.
    Je salue, en tous cas, votre critique, calme et documentée. Mais, ne sommes nous pas, nous juifs, trop impliqués pour juger?
    Voilà mes dernières petites reflexions;
    A bientôt, très amicalement
    Evelyne Goldstein

  4. Se rapprocher de sa mort, avoir fait le tour de soi même, c’est le lot de chaque un à l’age des gents Solaires.
    Ils remettrons toujours leur désespoir entre les mains de ceux qui leur promettaient israel.
    Il sera Elle, bonheur de langue Française.
    Parfois langues se touchent…
    Mais pas pour Jean Soler.
    Paul
    Ou Jean de la lune

  5. Mon cher Tobie,
    je suis en train de lire ton dernier essai, j’ai reconnu tes talents de conteur, ta culture, ton intelligence et ton empathie naturelle,
    je viens également de lire ta critique du livre de Jean Soler (que je n’ai pas lu par ailleurs…)
    il y aurait beaucoup à dire sur le thème et sur ta critique :

    – l’invention du monothéisme : se résume-t-elle à la seule construction biblique ?…
    – la naissance ou la constitution du peuple juif ? est-elle la résultante du seul fait religieux ?…

    Les remarquables recherches de Finkelstein apportent, en effet, de nouveaux éclairages…De manière générale, on gagne à analyser, à tenter de comprendre ces faits religieux, avec des lunettes d’archéologue, d’historien, d’anthropologue, de politologue et de « géopolitologue », réunis…

    L’histoire des monothéismes, comme tu le rappelles, se révèle « idéologie destructrice »…il est d’ailleurs regrettable, désolant…de constater que ces idéologies perdurent avec autant de force…

    Amitié Tobie et à bientôt j’espère pour poursuivre cette conversation.

  6. Merci pour votre analyse.
    Je suis surtout frappée par le fait que Soler présente comme sa thèse propre (« la thèse que je soutins » p. 38), frappée d’ostracisme en plus, ce qui est enseigné dans toute bonne faculté de théologie, à savoir le fait que le monothéisme s’est imposé comme prépondérant lors de l’exil, après une évolution lente depuis la vénération d’un dieu tribal, en passant par l’hénothéisme, et sans jamais réussir à évincer définitivement les autres cultes. A part les fondamentalistes, plus personne ne soutient le contraire. Prêtant des positions fondamentalistes à l’ensemble des croyants, c’est se rendre la tâche aisée. Supposer en plus que cette connaissance qu’il nous révèle enfin est tenue secrète, c’est supposer un pouvoir occulte – la bonne vieille théorie du complot.
    Pour ce qui est d’Hitler, il n’utilise pas l’idéologie juive, mais le vocabulaire judéo-chrétien en le subvertissant à ses fins (j’ai écrit il y a quelques années un article sur le langage religieux dans ‘Mein Kampf’).
    Cordialement

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