49.3.

Décision au dernier chef

Cette arme législative permet d’adopter un projet de loi sans procéder au vote des députés. Une façon très occidentale de trancher le nœud gordien… Et si la voie du consensus se cachait plutôt sous le masque des sociétés traditionnelles, sociétés de cueilleurs-chasseurs, sociétés sans État ?

À lire dans Philosophie Magazine n°168 Mars 2023

Michel Boujenah

en consultation avec

Tobie Nathan

Adresse à Michel Boujenah :

Extraordinaire auteur, metteur en scène, one-man-show-man, écrivain, penseur, aussi… Je vais vous dire pourquoi je dis ça.

Michel Boujenah, quand j’évoque votre nom, je repense à toutes les fois où j’ai éclaté de rire en regardant l’un ou l’autre de vos spectacles. Mais éclaté de rire, vraiment ! Un rire incoercible, qui prend au ventre… Encore l’autre jour, je suis allé voir les Adieux aux Magnifiques, et là aussi, j’ai éclaté de rire. Mais je dois le dire, à chaque fois, après le rire, je ressens une tristesse. Je la ressens en moi, une peu comme une tristesse en miroir, triste de vous avoir senti triste, autrement dit, persuadé à chaque fois que vous l’étiez aussi.

Alors, triste de quoi ?

Triste de devoir terminer le spectacle, peut-être, parce que sur scène, franchement, vous êtes le roi ! La scène vous appartient, le public aussi ! Vous vous défoncez ! Une véritable démonstration sportive. D’abord, vous parlez pendant je ne sais pas… près de deux heures, sans vous arrêter une minute… vous allez, vous venez, vous sautez comme un ludion, vous êtes présent, en empathie, généreux, intense… Vous passez d’un personnage à l’autre sans qu’on ne s’en aperçoive. Vous jouez à être vous, sans doute, vous d’autrefois, jeune immigré paumé, puis vous êtes sa mère, aussi, son copain, tunisien comme lui ou le nouveau copain qu’il s’est fait dans l’école française. Vous êtes la vieille dame qu’est devenue sa mère, l’arrière-grand-père que vous êtes peut être devenu ou que vous deviendrez bientôt… Vous êtes chacun, en profondeur, sans doute tous à la fois — ou, je dirais plutôt que, tous assemblés, ils donneraient une image, plus probablement une facette de Michel Boujenah.

Alors pourquoi triste ? Triste de les perdre bientôt tous ces personnages, scintillements de vous-même à qui vous prétendez dire adieu. On ne  vous croit pas, soit dit en passant. Vous les aimez trop. On a l’impression qu’ils ont plus de réalité, eux, personnages imaginaires, que n’importe quel personne réel. On vous sent triste d’avoir perdu quelque chose, en tout cas, une image de vous que vous n’auriez jamais su attraper, que sais-je, triste, peut-être d’avoir perdu la Tunisie… Je ne sais pas…

Tout le monde sait tout de vous, sans rien savoir en vérité, vous qui avez choisi de vous mettre en scène pour vous cacher ; vous cacher derrière Michel Boujenah. Alors, si vous l’acceptez, je vais vous proposer une interview intello.

Parce que, j’en suis persuadé, c’est ce que vous, êtes, Michel Boujenah, un intellectuel, plein d’idées…

On peut visionner l’Interview ici :

Taxi volant

Voyage dans le ventre de la mère

Tobie Nathan 

Ce véhicule devrait être mis en service lors des jeux Olympiques de 2024. Il promet de nous faire planer au-dessus des grandes métropoles dans un confort absolu. Comme l’enfant flottant dans le liquide amniotique ?

Dans le ventre de ma mère, flottant dans le liquide amniotique, j’étais transporté, tout choc amorti, dans un confort absolu… Cette période s’est inscrite à jamais dans mes neurones les plus archaïques comme modèle du transport idéal, parfait. Parce qu’après ce portage idyllique, il y eut un cataclysme, une expulsion de la capsule originelle, avant d’être livré sans défense aux violences de la gravité. Tout commença, je m’en souviens, par une petite claque sur les fesses.

Des récits extraordinaires ont entretenu mon illusion d’y revenir, de me débarrasser un jour des contraintes de la pesanteur…Comme celui de saint Thomas d’Aquin s’élevant dans les airs en contemplant la statue du Christ, ou celui de saint Dominique voletant comme un ballon dans un monastère à Castres… Mais ceux-là, comme tant d’autres religieux en lévitation, étaient animés d’une foi intense que je ne possède malheureusement pas. J’ai lu qu’au Moyen Âge en Occident, les sorcières se déplaçaient dans les airs en chevauchant un balai magique, qu’en Afrique, les sorciers traversaient la nuit en y laissant de petites traces de lumière rouge et qu’en Orient, les mages circulaient à hauteur des nuages sur des tapis volants. Mais ceux-là cultivaient des pouvoirs occultes, bien trop longs à acquérir. Nous autres, pauvres quidams, il ne nous reste que les taxis pour décoller du sol.

Chaises à porteurs, dans l’Égypte antique, en Perse, à Rome et jusqu’au XVIIe siècle en Europe, qui secouaient dans tous les sens, fiacres, tirés par un ou deux chevaux qui maculaient la chaussée et empuantissaient l’atmosphère, voitures-taxis qui ont envahi les villes jusqu’à les étouffer… Sans parler des motos-taxis, du zémidjan (« prends-moi vite ! ») béninois au bendskin (« penche-toi pour mieux t’accrocher ») camerounais, en passant par le boda-boda kényan (« border to border »)… Mais là, franchement, il faut s’agripper !

Et voilà que vient de naître un nouveau concept de transport, le taxi volant. Il s’agit d’une sorte de très gros drone s’élevant dans les airs à l’aide de dix-huit hélices et volant à près de 100 km/h à une altitude de 300 m… On s’y déplacera, confortablement installé, ignorant les embouteillages et admirant les monuments des villes et les paysages des campagnes. Les premiers modèles seront déployés à l’occasion des jeux Olympiques de 2024 à Paris, reliant en une quinzaine de minutes l’aéroport de Roissy au centre de la capitale. Tout le monde s’y est mis – Airbus, Safran, Dassault, Thales, Volocopter… Et le prototype, parfaitement abouti, a décollé de Pontoise le 10 novembre dernier.

C’est sans doute le transport qui se rapproche le plus du ventre de ma mère lorsqu’elle me portait, et ce jusqu’à la forme de la cabine, évidemment ovoïde. Il paraît que d’ici à 2035, il en circulera 60 000. Déjà se posent des problèmes insolubles. Saura-t-on organiser les couloirs, les routes aériennes ? Et tout cela au-dessus des grandes villes, dès lors couvertes du bourdonnement continu de dizaines de milliers de moteurs électriques. On aura l’impression d’être enfermé dans le ventre… d’un aspirateur. Quant au prix de la course, ne sera-t-il pas aussi élevé qu’une balade en chaise à porteurs dans l’Antiquité ?

À tout prendre, finalement, je préfère le tapis volant.

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Interview à la RTBF

Le samedi 11 février, à la RTBF, avec Pascale Seys, dans La couleur des Idées

« Il n’y a aucune différence de nature entre les hommes, ce sont leurs objets, leurs langues, leurs rites qui sont différents »

Tobie Nathan (DR)

Ce samedi dans la couleur des idées, Pascale Seys reçoit le psychologue Tobie Nathan dont l’ouvrage Ethnomythologiques paru chez Stocks s’attache à décoder nos nouvelles pratiques liées au quotidien. À travers ce recueil, Tobie Nathan interroge le rapport que nous entretenons avec les nouveaux objets qui nous entourent. Que disent-ils de nous et de notre société ? Quel est leur sens caché ? Que cache l’expression « paiement sans contact » ? Que raconte le choix de porter des Havaïanas ou des Birkenstock ? L’usage de la gourde ? La mode des sneakers ? Le port du bleu de travail ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles Tobie Nathan s’attache à répondre au micro de Pascale Seys.

Tobie Nathan est psychologue et a fait de l’ethnopsychiatrie son domaine de recherches, il a d’ailleurs fondé le premier centre d’ethnopsychiatrie en France : le Centre Georges Devereux à l’Université de Paris 8, dont le nom rend hommage à son maître, le psychanalyste et anthropologue franco-américain Georges Devereux, pionnier de cette discipline. De l’ethnopsychiatrie, Tobie Nathan nous dit qu’il s’agit d’une discipline qui consiste à étudier « les pensées savantes chez les peuples éloignés dans un domaine que nous Occidentaux appelons la psychiatrie, c’est-à-dire la manière dont nous soignons la folie ». Le principe consiste donc à étudier les façons de faire de ces peuples éloignés et leurs théories puis d’essayer de les comprendre et de les mettre en œuvre. L’apport de Tobie Nathan dans cette discipline consiste dans le fait d’appliquer ces pensées complexes qui viennent de loin à des populations immigrées qui viennent du même endroit. Il s’agit donc de les soigner à partir de leurs propres théories, dans leur propre langue et avec leurs propres objets.

Depuis toujours, le but de Tobie Nathan est de laisser la place à la complexité issue de la multiplicité des gens et de leurs univers. « Ne pas tenir compte de cette complexité, c’est se rendre aveugle et sourd » soutient Tobie Nathan. Il prend pour exemple un cas très célèbre d’un patient de Freud que le père de la psychanalyse a accompagné et dont la cure fut un échec : l’Homme aux loups, un patient russe dont le cas est au cœur de l’ouvrage Extraits de l’histoire d’une névrose infantile rédigé par Freud. Dans son livre, Freud ne dit pas quelle langue utilisait le patient lors des consultations, s’il parlait le russe, l’allemand, ou une autre langue, et donc quel monde il évoquait quand il parlait. Freud fait fi de cela, comme si l’univers dont il provenait, les gens qui l’avaient entouré, les religions dans lesquelles il avait baigné, n’avait pas d’importance… Un non-sens pour Tobie Nathan qui revendique le fait que nous sommes constitués par les choses qui nous entourent et auxquelles on doit s’adapter. Ainsi, Tobie Nathan partage la vision de George Devereux qui pensait qu’il y a plusieurs manières d’être fou puisque nos psychoses sont interdépendantes de la société dans laquelle nous sommes plongées.

Retrouvez ci-dessous l’intégralité de l’entretien mené par Pascale Seys

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Le sens caché des objets

Tobie Nathan étudie le sens caché des objets

En décryptant les dernières tendances, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan interroge nos mythes modernes

Paru dans La Liberté le 10 janvier 2023

Le monocycle électrique serait une manière de retrouver les sandales ailées du dieu Hermès… © Venti Views

par Gilles Labarthe

Publié le 10 janvier 2023

Parution » Dans Mythologies, célèbre ouvrage de Roland Barthes paru en 1957, le sémiologue et écrivain français passait en revue une série de croyances antiques façonnant aujourd’hui encore notre quotidien. Son essai montrait que de façon a priori paradoxale, la société de consommation est imprégnée de multiples références à des valeurs ancestrales, destinées à mieux faire vendre et accepter divers produits en touchant à l’inconscient collectif.

Manger un steak-frites bien saignant réveille en nous notre lointain instinct de chasseur. Rouler dans une limousine flambant neuve flatte notre ego: nous voilà pareils à ces dieux olympiens conduisant un char doré, enrobés d’une carrosserie rutilante et tirés par la puissance de chevaux innombrables… Tout récemment, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan s’est lui aussi livré à l’exercice, interrogeant quelques symboles de notre vie quotidienne.

«La mythologie peuple 
l’arrière-plan de nos consciences»
Tobie Nathan

Pourquoi porter des tongs plutôt que des Birkenstock? Que cache vraiment le «jean slim»? Quelles sont les vertus symboliques du CBD ou des graines alimentaires? Enceintes connectées et autres «assistants personnels intelligents» dernier cri, livraisons Deliveroo, Tik-Tok, casque de réalité virtuelle ou QR code… peuvent aussi être relus à l’échelle de l’histoire, révélant le sens caché des services et objets contemporains que nous achetons, consommons, exhibons dans la vie courante et sur les réseaux sociaux.

A la sortie de cette période de fêtes ponctuées de nombreux cadeaux reçus ou offerts, toutes ces questions méritent débat. Tobie Nathan apporte ses réponses, très personnelles, sous le titre d’Ethnomythologiques: 250 pages d’une lecture fraîche et pleine d’humour pour décrypter les dernières tendances à la mode. Exemples. GOURDE EN MÉTAL

On en voit fleurir de partout: multicolores, en verre ou en métal, avec ou sans motifs, dans les boutiques et dans les rues… Quelle est la promesse de modernité de ces contenants qu’il est de bon ton de sortir de son sac, pour signifier son refus de la bouteille en plastique accusée de ruiner la planète? Se mobiliser enfin face à l’urgence climatique? Oui, mais… ces gourdes servent aussi de support publicitaire pour de nombreuses multinationales polluantes. Par ailleurs, leur forme rappelle celles… des biberons. Ce qui confirmerait de manière assez inattendue une théorie psychanalytique remontant aux années 1930, sur l’importance de téter et de nos premières perceptions du monde en tant que nourrissons.GYROROUE

Autre cadeau qui a la cote, en beaucoup plus cher: le gyroroue, ou monocycle électrique. Il aurait été créé en 2011 par un inventeur chinois vivant aux Etats-Unis. L’objet peut fasciner. Il suscite aussi une certaine méfiance. Comment l’expliquer? Pour l’ethnopsychiatre, le «concept d’origine» de ce type de monocycle se trouve en fait dans l’Antiquité grecque, déjà au VIIe siècle avant Jésus-Christ: Hermès, dieu messager associé au commerce, est représenté à cette époque avec deux ailes à ses sandales, le propulsant dans les airs, au-dessus du commun des mortels. L’auteur rappelle au passage que Hermès, divinité peu contrôlable, était aussi le patron des… voleurs.CONVERSE

Autre phénomène de mode, celui des baskets et sneakers chez les jeunes – et moins jeunes. Soit le genre de chaussures le plus vendu en France, avec 47% du marché. Ce succès doit-il être compris en revenant sur l’origine même de leur nom, provenant de l’anglais: to sneak, se faufiler, se glisser sans faire de bruit ni se faire remarquer, chaussé «comme tout le monde»? Ou par la matière première végétale qui composait autrefois la semelle souple des sneakers: le caoutchouc, signe de rapprochement de nos pieds avec notre Terre et l’univers chamanique des forêts ancestrales? Surfant sur la tendance «nature», les grandes marques comme Nike ont depuis lancé des collections écologiques estampillées «Move to zero» empreinte carbone. On voudrait y croire. Sauf qu’une majeure partie de leurs productions nous chaussent des dérivés de l’industrie pétrochimique, venus remplacer les produits naturels.

Bref, face à notre société en trompe-l’œil qui nous rend si souvent aveugle sur l’essentiel, Tobie Nathan nous invite à remonter le temps et prendre du recul. Si le ton reste toujours léger, la démarche n’est pas anodine car, comme il le résume très bien: «la mythologie peuple l’arrière-plan de nos consciences».

Tobie Nathan, Ethnomythologiques. Petits objets du quotidien, Ed. Stock, 250 pp.

Chaussures à orteils

Le je-ne-sais-quoi du va-nu-pieds

©Paolo Martini/flickr/CC

Tobie Nathan/Ethnomythologies

Ces « gants de pied » font fureur chez les runners. Une innovation inspirée par un peuple du Mexique qui utilise aussi un tout autre produit dopant pour avoir des semelles de vent.

La forme est quelque peu étrange, presque obscène. Une chaussure, c’est sûr, mais avec des logements pour les orteils – un gant pour les pieds, autrement dit. Ce qu’elle évoque au premier regard – surtout lorsqu’on l’observe côté semelle, qui est souvent noire –, c’est un pied de gorille, eux dont les pieds sont aussi des mains.

On l’appelle « chaussure à orteils », « cinq orteils » ou « gant de pied »… Et elle fait fureur ! 25 millions de paires ont été écoulées par la seule firme italienne Vibram, créatrice en 2006 du premier modèle, la « Five Fingers ». Depuis, les grandes marques internationales s’y sont mises. Il en existe même chez la griffe de luxe Balenciaga…

Cette mode a une histoire. Le 10 septembre 1960, en pleine période de décolonisation, l’Éthiopien Abebe Bikila remporta, pieds nus, la médaille d’or du marathon aux jeux Olympiques de Rome – un va-nu-pieds avait surclassé les plus grands champions en baskets ! Une mode est née ce jour-là, se propageant lentement aux États-Unis, celle de marcher, puis de courir pieds nus, à l’exemple de ces gens d’ailleurs qui savent exploiter les capacités réelles de leur corps. Puis, comme toujours, cette mode a croisé la technologie.

Robert Fliri – qui a dessiné la première « Five Fingers », à mi-chemin entre le barefooting (de l’anglais bare, « à nu », et foot « pied ») et la chaussure de course – a avoué s’être inspiré des sandales minimalistes des Tarahumara, une tribu d’Amérindiens vivant au nord du Mexique, dans l’État de Chihuahua. Chez eux, hommes, femmes et enfants sont capables de courir à travers la montagne durant des jours, abattant jusqu’à 270 kilomètres sans s’arrêter, avec, à leurs pieds, des semelles taillées dans des pneus de camions.

Les justifications pseudoscientifiques n’ont pas tardé. Moins on en porte aux pieds, mieux on se porte ! Les coureurs en chaussures traditionnelles se blesseraient gravement les genoux, les mollets, les tendons, les hanches, les vertèbres, parce que l’homme n’est pas fait pour les chaussures ! Les Tarahumara, tout comme les Éthiopiens livreurs de khat ou les Bushmen du Botswana, l’ont compris avant tout le monde.

Antonin Artaud, autre va-nu-pieds magnifique, avait rencontré en 1936 ces mêmes Tarahumara pour de tout autres raisons. Il était parti au Mexique, écrira-t-il, « à la recherche de l’impossible », après s’être sevré de l’opium pour arriver vierge au peyotl, le fameux cactus hallucinogène que les Indiens consomment pour honorer leurs dieux et soigner leurs maladies. Savait-il que, à faible dose, il dope les capacités des coureurs ? Savait-il aussi que, trois jours avant la course, ils enduisent leur corps de décoctions de peyotl longuement mâchées par le chaman ? Et qu’ils utilisent aussi la substance, mêlée à des morceaux d’aigle ou de corbeau séchés, dans la fabrication des amulettes qui leur donneront des ailes ? Sans oublier l’élaboration de sorts pour engourdir leurs rivaux. Car, pour les Tarahumara, une course n’est jamais gagnée naturellement ! Que voulez-vous ? Il faut aider le destin ! Peut-être que leurs performances exceptionnelles à la course ne tiennent pas seulement à leurs sandalettes minimalistes.

Paru Dans Philosophie Magazine, n°164 octobre 2022

Cartes de visite à QR Code

Cartes de visite à QR Code. Le grand sceau

Avec ce petit carré à « flasher », le cadre décline son identité comme un produit scanné à la caisse du supermarché. Sans se douter que ce procédé renoue avec une longue tradition.

Fini les cartes de visite qu’on nous présentait telle une offrande, ces bouts de carton dont on ne savait que faire, que l’on rangeait dans des boîtes – on ne jette tout de même pas le nom des gens ! – et que l’on finissait par perdre au cours d’un déménagement. De toute façon, on le sait, les personnes avec lesquelles nous restons en lien sont intégrées depuis belle lurette à la liste de contacts de notre smartphone.

Philosophie Magazine n°163 septembre 2022

Pourtant, l’objet connaît aujourd’hui une seconde jeunesse avec la carte de visite à QR code intégré. QR code ? C’est issu de l’anglais, bien sûr – quick response code, soit « code à réponse rapide ». Il s’agit d’un carré mystérieux, fait de lignes et de signes, avec des sortes d’yeux, carrés eux aussi, à trois de ses coins. Ce type de code est similaire à celui qui existe sur certains produits achetés dans les grandes surfaces pour faciliter le travail des caissières et qui contient toutes sortes d’informations liées à ces objets. De même, dans votre QR Code sont inscrites vos coordonnées – celles que vous y avez déposées : nom, adresse, téléphone, entreprise, e-mail, lien vers votre site Internet, blog, comptes LinkedIn, Facebook ou Instagram… Vous pouvez aussi y ajouter une photo, un logo, une devise, un poème… Vous tendez votre carte à votre interlocuteur qui n’a plus qu’à la « flasher » avec son smartphone… Et votre fiche est instantanément intégrée à sa liste de contacts. Mieux encore avec la WeCard, certes un peu plus onéreuse : il vous suffit de la présenter devant le smartphone de votre interlocuteur pour qu’il enregistre vos coordonnées, à la manière des lectures « sans contact » permises par votre carte de paiement.

Pour obtenir un tel QR code, rien de plus simple : il n’y a qu’à se rendre sur un site générateur de codes, et l’opération est instantanée ! Une fois votre carré magique téléchargé, il ne vous reste plus qu’à l’intégrer à une carte de visite, à la signature de vos e-mails ou à tout autre support. Certains l’impriment même sur leurs tee-shirts, se transformant ainsi en homme-sandwich de leur identité.

Curieusement, ce QR code ressemble à s’y méprendre aux carrés que produisent les tampons de signature utilisés dans de nombreuses cultures asiatiques – chinoise, coréenne ou japonaise –, là où il n’existe pas de tradition de signature manuscrite, là où, pour authentifier un courrier, on utilise ce que les Japonais appellent inkan (dojang en coréen et xi en chinois), que l’on peut aussi traduire par « sceau » et qui comporte le nom en écriture spécifique.

En 1994, l’inventeur du QR code, l’ingénieur japonais Masahiro Hara, avait certainement les inkan à l’esprit lorsque l’entreprise Denso-Wave l’a chargé d’améliorer la traçabilité des pièces détachées dans les usines Toyota. Ressemblance des formes, mais pas seulement ! Bouleversement de notre perception de l’identité, puisqu’il s’agit de remplacer la signature, l’autographe, propre aux cultures occidentales, et cela depuis le XVe siècle, par un système, enfin universel, lisible par une machine dans le monde entier. Lorsqu’on fait imprimer un QR code sur sa carte de visite, bientôt sans doute sur sa carte d’identité, on accepte d’être classifié, identifié, au même titre qu’une marchandise ou qu’une pièce détachée d’automobile.

Comme chacun le sait, l’animisme est la croyance qu’un esprit anime tant les êtres humains que les êtres vivants, les végétaux, les pierres et les éléments naturels. Cet esprit a maintenant un nom, le QR code, qui contient, exactement de la même façon, l’identité des hommes, des animaux, des choses ou des textes.